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rassasiez-vous à la barbe de ces mauvaises gens, car nous allons suivre notre chemin. » Les malheureux, qui avaient une faim de loup (allupa tizzi), ne se le firent pas dire deux fois et se mirent à table. « Bénis soient les voleurs ! dit saint Pierre, car ils pensent aux pauvres affamés plus que les riches. — Bénis soient les voleurs ! dirent les apôtres, et ils se remplirent gaîment la panse. — Saint Pierre a raison, dit le maître ; bénis soient les voleurs ! »

Nous empruntons ce dernier trait à une autre version de la légende, bien plus riche en détails, que nous avons omis pour abréger ; on y voit saint Pierre se retournant la nuit sur la paille sans pouvoir dormir, guignant par la fente de la cloison le berger et la bergère, qui mangeaient de la recuite et du pain. Arrivent les voleurs avec leurs escopettes ; le berger se met à la fenêtre et les prie d’entrer : toute ma maison est à vous. « Ah ! dit saint Pierre à part, qu’il vaut donc mieux être voleur qu’apôtre ! » Ce chapitre inédit des évangiles apocryphes court toute la Sicile, et les mères l’apprennent à leurs enfans. Les brigands eux-mêmes le savent par cœur ; ce sont eux qui le racontèrent un soir à un brave homme qu’ils avaient enlevé et qui l’écrivit pour nous sous leur dictée. « Nous sommes bénis de Dieu, répétaient ces malandrins, qui n’ont jamais cessé d’être dévots : c’est dit dans l’évangile de la messe. » Et ils ajoutaient : « C’est par nous que vivent les juges, les avocats, les domestiques, les sbires ; si les voleurs venaient à manquer, tout le monde mourrait de faim. » Telles étaient les idées maintenues dans l’île, chez tout le peuple, sous le pieux régime du droit divin : faut-il s’étonner du brigandage, de la camorra, de la maffia et autres héritages de ces bienheureux règnes ? Les bandits en Sicile comme à Naples ont toute une littérature qui vante leurs hauts faits. Les femmes adorent ces Roland des rues et des bois qui ont de si poétiques aventures et bravent la mort de tant de façons ; les enfans voudraient bien être à leur place. Les prisons ont des chansons et des épopées qui excitent l’enthousiasme et malheureusement aussi l’émulation des honnêtes gens. Il faut lire l’histoire des bandits Gioacchino Leto, Filippo Ardito, Cianciabella, Orofino, Chiappara, Giordano, leurs misères dans ce monde et dans l’autre, comment saint Pierre, qui se conduisit fort mal en cette circonstance, repoussa dans l’enfer un de ces héros qui tentait de lui échapper, comment Cianciabella demeure béni dans la mémoire des-hommes, car c’est « un bandit qui ne fit jamais de tort à qui que ce fût ; » tous d’ailleurs sont innocens et purs comme la sainte Vierge.

Le brigand est intéressant dans ce pays étrange ; bien plus, l’échafaud est sacré ; on le regarde comme un autel où se font des sacrifices humains, et les victimes deviennent des divinités bienfaisantes. Il existe à Palerme, depuis deux siècles, une église consacrée