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Les affaires souffrirent de l’état de choses inauguré par le sénatus-consulte ; les transactions commerciales en furent compromises, le crédit public ébranlé. Le négoce, les officiers ministériels, réclamèrent hautement ; la magistrature et l’administration s’émurent à leur tour. Le gouvernement, sollicité de toutes parts, dut aviser. Le ministre de la justice de la défense nationale a retrouvé dans les cartons de son prédécesseur un projet de décret rédigé par M. Emile Ollivier en vue de conférer aux israélites indigènes la qualité de citoyens français : les israélites qui n’auraient point dans le délai d’un an déclaré devant l’autorité compétente qu’ils entendaient conserver leur statut propre en vertu de l’article 2 du sénatus-consulte devaient être naturalisés ipso facto[1]. Ce décret, dont les circonstances arrêtèrent la promulgation, avait sans doute en vue de concilier le respect dû à la liberté de conscience avec les nécessités de la situation ; mais en laissant, par un scrupule honorable, le choix de leur état aux intéressés, le législateur eût exposé notre naturalisation à des avanies. Les sentimens qui en détournaient les israélites subsisteraient encore en effet sans les événemens survenus dans la métropole ; mais après l’émancipation politique de l’Algérie l’idée de la naturalisation collective redevint populaire parmi les Juifs, et ils organisaient une nouvelle campagne de pétitions en vue de l’obtenir quand le décret du 24 octobre 1870 vint donner cette satisfaction à leurs vœux.

Cette mesure ne reçut pas l’approbation unanime qu’elle eût rencontrée quelques années plus tôt, elle provoqua des récriminations qui furent également propagées par l’ignorance et exploitées par l’esprit de parti. Les uns en toute sincérité, d’autres par calcul, en critiquèrent l’opportunité. Elle froissait, disait-on, l’amour-propre des indigènes musulmans, indignés de voir élever les Juifs jusqu’à nous, tandis qu’on les laissait eux-mêmes outrageusement à l’écart ; on allait jusqu’à la désigner comme la cause de leur insurrection.

C’est méconnaître singulièrement le caractère des faits. Si notre naturalisation eût revêtu aux yeux des musulmans un tel prix qu’ils dussent se sentir blessés de ne pas l’obtenir quand nous l’accordions si libéralement aux israélites, est-ce que nous ne les aurions pas vus en plus grand nombre la solliciter ? — L’orgueil arabe se révoltait, disait-on, à l’idée que les Juifs seraient armés pour veiller avec nous à la défense commune. — Mais était-ce donc là une nouveauté ? né figuraient-ils pas déjà dans nos milices avec les Européens et sous le même costume militaire ? Leur gaucherie à l’exercice a été de tout temps un intarissable thème de plaisanteries

  1. Nous tenons ce détail de M. Crémieux lui-même, qui en a aussi déposé devant la commission d’enquête parlementaire.