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lui adresse ces paroles calmes et terribles, bien propres à décourager tout adversaire : « Depuis Adam jusqu’à maintenant, tout ce qui a vécu de tsars et de princes, de voïévodes et de petites gens, de femmes, de jeunes filles et d’enfans, j’ai tout pris. Samson n’était-il pas un héros ? sa force n’était-elle pas énorme ? Il avait osé dire : « S’il y avait un anneau fixé dans la terre, je pourrais soulever la terre. » Et cependant je l’ai pris. Et Alexandre, le tsar de Macédoine, n’était-il pas un brave et hardi compagnon ? Et le tsar-David n’était-il pas un prophète qui pouvait prédire l’avenir ? Et le tsar Salomon n’était-il pas savant et avisé ? Et Akir (Akritas), dans le royaume d’Alep, n’était-il pas un homme sage ? Plus sage que lui ne se rencontre jamais sous la lumière du soleil. Et cependant il n’a pas osé disputer avec moi, et je l’ai pris ! »


III.

Revenons au poème grec et aux tragoudia. Entre ce poème et ces chansons, il y a une différence radicale. Celles-ci sont des productions vraiment populaires, celui-là est une œuvre de lettré. Si nous ignorons le nom de l’écrivain qui le composa à tête reposée dans le silence du cabinet, nous savons du moins à quelle époque il a vécu ; il fut le contemporain, l’ami, le confident de son héros. « Le poète, est-il dit à la fin du cinquième livre, tient de la bouche même de l’illustre Basile Digénis Akritas les détails des sixième et septième livres. » Bien que le manuscrit unique de Trébizonde soit du XVIe siècle, le poème fut certainement composé à la fin du Xe. Au contraire les chansons, après s’être transmises de bouche en bouche pendant neuf cens ans, ne furent recueillies et écrites pour la première fois qu’en notre siècle. Que d’altérations n’ont pas dû subir, dans ce milieu ignorant et passionné, les faits primitifs ? Le poème dès le début s’est trouvé fixé et arrêté par l’écriture, mais les chansons, d’âge en âge, de pays en pays, n’ont cessé de se transformer au gré de la fantaisie populaire, et comme elles tenaient de près au peuple, cette source toujours vivante de poésie, ce foyer toujours ardent de création, elles n’ont cessé, en s’éloignant des données rigoureuses de l’histoire, de se développer chaque jour davantage dans le sens épique. Akritas n’a cessé de grandir dans l’imagination des masses et d’y prendre les proportions colossales d’un héros national, personnification de la race grecque tout entière, en lutte contre l’islam.

Tout annonce que notre poème est bien une œuvre de lettré, une épopée en quelque sorte artificielle. Les éditeurs signalent plusieurs vers qui sont des imitations presque littérales d’Homère, ceux-ci, entre autres, qui rappellent un passage de l’Iliade :