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fierté qui prouve quelle haute idée les négocians se font de leur profession, avec quelle ardeur sincère ils appellent à eux les recrues. L’expérience et la situation personnelle des hommes qui attaquent si vivement les préjugés nationaux et qui paraissent si contens de leur sort doivent faire impression sur la jeunesse. Il se forme dans les hautes régions du commerce une majorité ferme, réfléchie, sensée, qui a sa place marquée dans la politique, et qui en toute question exercera une influence légitime sur l’opinion publique. A plus forte raison commande-t-elle l’attention quand elle se prononce sur ses propres affaires.

Gardez-vous de croire, disent ces négocians, que l’émigration proprement dite soit l’auxiliaire indispensable d’un grand commerce[1]. Sans doute, elle lui est utile : les ouvriers habiles, les artistes que la France envoie aux États-Unis répandent le goût des produits français. A Buenos-Ayres, les Basques ont attiré nos vins et nos tissus, et, pour le dire en passant, notre émigration n’est pas si insignifiante que l’on dit : le seul port de Bordeaux en 1873 recevait 1,724 émigrans français, sans compter les passagers des Messageries maritimes ; la plupart allaient dans l’Amérique du Sud, 195 à la Nouvelle-Orléans, 294 à la Nouvelle-Calédonie. — Mais nous sommes un peuple sédentaire ; soit, nous aimons notre pays. Eh ! croyez-vous que les Anglais, les Allemands, les Suisses, n’aiment pas aussi le leur ? Ils sortent pour acquérir, ils rentrent pour jouir de leur acquis. De 1861 à 1871, il est rentré dans la Grande-Bretagne 252,000 Anglais. Distinguons une fois pour toutes ce que l’on confond à tort : l’émigration définitive des travailleurs, bonne pour coloniser, et l’émigration temporaire des jeunes négocians sortis de la classe bourgeoise[2]. Celle-ci, pour le moment, faute de mieux, nous suffit. N’allez pas vous écrier que les Anglais vous chassent de partout, qu’il est impossible de lutter avec la race saxonne. Les Anglais ne chassent personne, et la théorie des races n’a rien à faire ici. Voici des Allemands, des Suisses, des Italiens, aussi habiles qu’eux, plus habiles même, parce qu’ils sont plus savans. Vous n’avez, dites-vous, ni relations, ni crédit, ni correspondans, ni cette atmosphère commerciale que le jeune Anglais respire dès le berceau ? Ignorez-vous donc que le télégraphe a changé la face du monde, qu’il vous donnera en deux heures plus de crédit et de renseignemens que le meilleur correspondant ? Croyez-vous qu’on puisse se contenter, par le temps qui court, de ce frottement des affaires que vous enviez à vos voisins ? que cela dispense de connaissances

  1. Les faits relatifs à l’émigration sont empruntes au très remarquable rapport de la chambre de Bordeaux. Sur l’éducation commerciale, M. Jacques Siegfried, dont la compétence est bien connue, a remis une note à la commission.
  2. Rapport de M. J. Siegfried, p. 3.