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de nature à développer chez tous, à côté de leurs penchans différens, une même conception de la nécessité et de la justice.


III

C’est à grand’peine toutefois et fort lentement que la donnée juive, dont j’ai cherché à suivre la trace, est parvenue à pénétrer dans l’esprit même des hommes pour l’élargir. A travers notre histoire, elle fait l’effet d’un mince courant qui menace à chaque instant de disparaître. Elle ne rencontre pas seulement l’espèce de résistance que l’enfant oppose à toute discipline qui lui vient du dehors. On sent que le caractère de l’homme moderne se prononce contre elle, qu’il se forme en lui quelque chose qui la contredit. Derrière la tradition du Dieu des vivans comme derrière la conscience naissante, il y a un genre d’intelligence qui revient sans cesse à l’idée que toutes les nécessités du dedans ne peuvent être que l’effet d’une nécessité extérieure, et qui s’arrange toujours pour expliquer ce que la conscience elle-même découvre par quelque sensation naturelle ou surnaturelle, par une simple action du vieux destin force des choses.

M. Lecky a parfaitement indiqué comment le christianisme s’était paganisé sous l’influence de ce que j’appellerai le paganisme naturel des sensations et de l’imagination ; mais ce paganisme, qui tenait à l’âge moral des populations, n’est pas ce qui a le plus entravé le développement de l’esprit moderne. Les gourmandises de l’enfance passent avec l’enfance ; les désordres et les sensualités idéales de la jeunesse passent avec la jeunesse. Ainsi s’en sont allés les rêves de l’inintelligence et de l’irréflexion du moyen âge. La foi aux talismans et à la sorcellerie, la croyance en des forces physiques surnaturelles, les petites dictatures locales des seigneurs féodaux, l’ordre par la souveraineté arbitraire d’une volonté individuelle, la soumission servile de l’ignorance, qui prend le pouvoir qu’elle trouve établi sans savoir pourquoi pour une sorte de soleil qui a toujours été et qui ne peut manquer d’être, tout cela s’est évaporé ; mais ce qui tient bon encore, ce sont les superstitieux préjugés et les superstitieux moyens de gouvernement dont les racines plongent dans les habitudes intellectuelles que la tradition romaine a données à l’Europe. Et en vérité c’est à la Grèce civilisée d’Alexandrie et à la Rome d’avant les barbares que remonte le christianisme matérialisé qui a fait l’éducation du moyen âge, et qui, en s’emparant de l’imagination des peuples modernes, leur a inoculé ce qui aujourd’hui encore les porte à attribuer tous les phénomènes possibles, moraux ou sensibles, à la seule opération d’une matière active.