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qui entraînent nécessairement une transformation de la volonté. Toujours est-il que le réformateur lui-même était mal dégagé des habitudes intellectuelles du passé, et que dans sa propre théologie il avait laissé ouvertes deux portes dangereuses par lesquelles le vieux paganisme devait plus tard rentrer. Fort dominé encore par la crainte ou, si l’on veut, par le besoin d’échapper à une crainte insupportable pour sa nature active, il avait presque réduit la doctrine du christianisme au seul dogme du pardon gratuit par la foi, et par là il avait trop laissé aux individus la liberté de réduire leur propre religion au seul désir de s’assurer un avantage au moyen d’une foi que chacun aussi devait rester plus ou moins libre d’entendre suivant son tempérament. D’autre part, pour s’expliquer la naissance ou la non-naissance de cette foi dont sa conscience sentait l’importance vitale, il n’avait trouvé qu’une réminiscence païenne. Par sa manière de comprendre la prédestination, il en était vraiment resté, comme Calvin d’ailleurs, à la vieille idée d’un fatum extérieur qui par des décrets décide ce qui doit arriver aux hommes, quel que soit leur état moral.

De là la double destinée du protestantisme. Grâce au génie organisateur de Luther, grâce à l’heureux équilibre qui existait chez lui entre sa répulsion pour la dictature spirituelle et sa répulsion pour les déréglemens de l’anabaptisme, la réforme a pu fonder de grandes églises nationales qui se sont montrées capables à la fois de développer le moral des hommes et de maintenir entre eux un lien social. En fait, la doctrine luthérienne conciliait le progrès de l’individu et les exigences de la communauté. En même temps qu’elle reconnaissait pour chacun la nécessité d’une conviction personnelle et le devoir d’écouter dans sa propre conscience la voix de l’Esprit-Saint, elle n’admettait pas l’inspiration immédiate et directe. Je veux dire qu’elle contenait le fanatisme et l’extravagance en enseignant que l’Esprit-Saint agit seulement par l’entremise de la Bible et des sacremens, et que la vérité, dont il peut seul donner le sentiment intime, est la même vérité qui s’est énoncée une fois pour toutes dans l’Évangile. De la sorte, les grandes églises avaient pour s’organiser une base déterminée, et pendant longtemps elles ont assez bien résolu le problème pratique. Tout en stimulant les esprits et les consciences, elles ont empêché les individus de retomber dans la superstition en les empêchant d’accommoder aux seules inspirations de leur tempérament leur conception des lois universelles de la nécessité et du devoir.

Il n’est pas moins vrai que les églises nationales s’étaient constituées sur une doctrine qui était encore païenne par un côté, et, les premières ferveurs une fois passées, elles ont versé par ce côté-là dans la conséquence naturelle du paganisme : elles sont tombées dans un