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IV.


À cette époque vivait dans nos contrées un gentilhomme du nom de Kalinoski. Qui ne le connaît en Gallicie ? Qui n’a entendu raconter de lui quelque trait insensé ou cynique, mais toujours plaisant ? Il s’est formé autour de cette étonnante figure un cadre de légendes comme autour du Cid espagnol. Ce Kalinoski, propriétaire de Haray, était un vrai magnat de la fière et turbulente république ; on eût dit que quelque enchantement l’eût saisi sous le règne d’Auguste m, qu’il eût dormi pendant les troubles du règne de Stanislas-Auguste et jusqu’après le partage de la Pologne pour s’éveiller d’un sommeil de cent ans, lui le franc, l’impétueux gentilhomme polonais, au milieu des fonctionnaires allemands, de paysans qui refusaient d’être esclaves et de Juifs qui ne voulaient plus se laisser battre. Cette dernière prétention l’indignait sans doute pardessus tout, car c’était son grand plaisir de rosser les Juifs, de sorte que ses démêlés avec la justice se renouvelaient sans cesse ; il payait volontiers l’amende, mais à la condition de recommencer les mêmes tours : aussi les Juifs l’évitaient-ils du plus loin qu’ils le voyaient venir dans son ancien costume polonais, à cheval comme un starosle, accompagné de son cosaque et dardant des regards avides de ci de là comme un vautour qui cherche une proie. Bien que Kalinoski fût galant avec les femmes, celles-ci le redoutaient ; elles redoutaient son audace, comme les hommes redoutaient son épée, les Juifs son fouet et les fonctionnaires allemands son humeur irascible en révolte contre la loi. À peine craignait-on moins que lui son cosaque, vieille moustache farouche d’un dévoûment aveugle. L’hiver, Kalinoski habitait Lemberg et ne traitait guère mieux la société de ce chef-lieu que les rustres de ses terres. On parle encore de son apparition dans le costume où Dieu l’avait créé sur le balcon de son petit palais, tout près du rempart où se promenaient les belles dames avec leurs cavaliers, à l’heure de la musique. Ce fut une fuite générale ; la vieille comtesse Motschinska se trouva mal ; elle passait pour la plus vertueuse dame de toute l’aristocratie, car on ne lui avait jamais connu qu’un amant à la fois. Un autre fois Kalinoski couvrit de confusion l’archevêque, qui avait chez lui la réunion la plus choisie pour une solennité extraordinaire. Son éminence rapportait d’Italie une madone de Carlo Dolci, et ce tableau magnifique devait être après le dîner dépouillé des voiles qui l’enveloppaient. Lorsque le rideau tomba devant un demi-cercle d’amateurs recueillis, on aperçut sur un chevalet au lieu de la fameuse madone une Phryné bien connue de Lemberg dans l’at-