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naires, avec laquelle toute la semaine elle courait comme une petite belette de village en village, de seigneurie en seigneurie, était une véritable âme de Juive rapace, âpre et rusée ; mais, quand le vendredi soir elle rentrait au logis, c’était pour secouer avec la poussière de ses souliers toute fange morale, et l’âme du sabbat, qui entrait chez elle avec la pure étoile du soir, était bonne et fidèle autant que jamais. Assise au milieu de ses enfans sous la lampe sainte, à la clarté des cierges attachés aux murailles, elle racontait comment leur père était allé à Jérusalem en vue de plaire à Dieu, — on ne sait pourquoi cette idée lui était venue, — elle expliquait le Talmud comme le lui avait expliqué son propre père, et enseignait tout ce qui pouvait former ces jeunes intelligences. Elle prenait particulièrement soin de la mémoire des deux garçons, car il n’y a rien que les Juifs estiment autant qu’une belle mémoire ; pour cela, elle n’aurait eu garde de laisser manger au petit Banich ou au petit Israël du cœur, du foie ou de la cervelle d’un animal quelconque ; elle leur donnait en revanche des œufs, de l’huile et du beurre, qui passent pour fortifier cette faculté. Tout en les exhortant aux plus hautes vertus, elle ne négligeait pas de leur inculquer ces finesses qui permettent aux Juifs d’esquiver la loi sans la violer, et dont l’étude constante développe chez eux une sagacité si merveilleuse. — Aucune nourriture ne t’est permise hors celle que tu fais cuire toi-même, disait-elle par exemple au jeune Baruch. Comment t’y prendrais-tu donc, si en voyage un chrétien t’offrait de manger avec lui ?

— Je ne mangerais pas, répondait l’enfant avec conviction.

— Mais si tu n’avais pas d’autres alimens et que la faim te pressât ? Dieu ne veut pourtant pas que tu abrèges ta vie. Voici ce que tu feras. Tu verras si le chrétien ne cuit que des choses permises, et puis, ramassant un petit morceau de bois, tu le jetteras dans le feu. De cette façon tu auras, selon le Talmud, fait cuire ta nourriture.

Ou bien encore Chaike disait : — Quiconque n’a pas de viande un jour de fête peut tuer un animal pour son usage, mais non pas saler de viande plus qu’il n’en mangera ce jour-là. S’il ne mange cependant qu’une petite portion, devra-t-il laisser le reste se gâter ?

— Mieux vaut souffrir de la faim, disait le petit Baruch, à la fois économe et honnête.

— Non, souffrir est inutile. Mieux vaut après avoir tué la bête en couper un morceau, le saler, puis réfléchir et prendre un autre morceau en faisant cette observation : — Celui-ci est meilleur ; c’est celui-ci que je préfère cuire aujourd’hui, — se raviser encore, et ainsi de suite, jusqu’à ce que toute la viande soit salée.