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vivent à l’écart a reçues des idées nouvelles, et jusqu’à quel point elle s’est imprégnée de l’esprit révolutionnaire. Ce qu’il faut entendre ici par la foule, ce n’est pas celle des gens qui encombrent la place publique dans les grandes villes, c’est la masse d’individus passifs dont se compose la population des villages et des petites villes. Il y a bien des départemens de la France où la révolution s’est accomplie sans bruit ni fracas, se développant néanmoins avec des circonstances que l’histoire générale néglige, que les annalistes locaux seuls ont la patience d’enregistrer. En somme, ces pays favorisés sont parvenus cependant au même résultat, bien que la crise ait été chez eux moins violente. Aussi n’est-il pas sans intérêt d’étudier leur histoire. Le livre de M. A. Babeau nous en fournit l’occasion pour la ville de Troyes et pour le département dont cette ville est le chef-lieu. C’est une œuvre d’érudition, dont les élémens ont été puisés avec patience dans les archives officielles ou dans les notes manuscrites des contemporains. Quelques-uns trouveront que l’auteur montre trop de défiance envers les partisans de la révolution et trop de sympathies pour ceux qui lui voulaient résister : du moins cette prévention, — et qui peut se flatter d’en être exempt ? — ne l’empêche pas de faire un tableau impartial des scènes qu’il s’est donné la mission de retracer.


I

D’abord qu’était Troyes sous le règne de Louis XVI ? La qualité que l’on eût dès lors le plus vainement cherchée dans cette ville de province, c’est l’originalité. La raison en est simple : les vastes plaines de la Champagne, dont elle occupe le coin sud-oriental, n’ont échappé à aucune des invasions dont l’histoire a conservé le souvenir ; les armées n’y rencontrent aucun obstacle, ni larges rivières, ni grandes forêts, ni défilés, ni montagnes. Où les armées avaient passé, les marchands passaient à leur tour avant qu’il y eût des routes, des canaux et des chemins de fer. Ce fut donc de bonne heure une ville de commerce, un entrepôt, le siège de foires périodiques où les négocians étrangers arrivaient des divers points de l’Europe. Aussi, suivant que le commerce est plus ou moins prospère, on y compte tantôt 40,000 âmes, comme sous Henri IV par exemple, tantôt la moitié seulement, comme pendant la guerre de cent ans et plus tard encore, pendant les années désastreuses du règne de Louis XIV. On serait tenté de croire, mais à tort, que la population, au milieu de ces alternatives de richesse et de décadence, n’était adonnée qu’aux intérêts matériels. On ne saurait médire d’une ville où vivait le spirituel Grosley, sorte de Voltaire