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chemin, et passait ainsi la nuit et une partie du lendemain, attendant qu’une barque vînt le chercher ou que la retraite des eaux lui permît de regagner la terre ferme. Tel de ces infortunés dut attendre dix-huit heures avant de pouvoir quitter ce gîte. Des faits non moins remarquables se produisirent sur d’autres points. À Saint-Cyprien une femme fut saisie des douleurs de l’enfantement au milieu de la nuit et accoucha sur le toit où elle s’était réfugiée avec son mari. Celui-ci sauva l’enfant, mais la mère ne put survivre à tant d’émotions. À Bordeaux, chose plus extraordinaire encore, on trouva un enfant endormi dans un berceau qui flottait à la surface de la Garonne, et que le fleuve avait enlevé à quelque habitation des environs.

Que se passait-il sur la rive droite pendant que le faubourg Saint-Cyprien s’effondrait sous les eaux ? Dès le premier moment du danger, le général de Salignac-Fénelon, commandant du corps d’armée de Toulouse, les généraux qui étaient sous ses ordres, M. le baron de Sandrans, préfet de la Haute-Garonne, M. Toussaint, maire de la ville, les ingénieurs, des officiers de toute arme, s’étaient rendus à leur poste, prêchant d’exemple pour organiser le sauvetage. Le quartier-général était naturellement la tête du Pont-Neuf, dont la circulation fut de bonne heure interdite. Vers cinq heures du soir, lorsque le fleuve commença de se déverser sur le quai Dillon, une émotion indescriptible gagna tous les esprits ; chacun comprenait qu’aucune force humaine ne pouvait désormais conjurer le fléau et empêcher la destruction du malheureux faubourg. Entre six et sept heures, un horrible craquement se fit entendre ; le pont Saint-Michel venait de s’abattre. C’était à la fois une nouvelle masse d’eau qui arrivait, et de nouvelles épaves venant s’ajouter à celles qui depuis le matin se ruaient comme autant de béliers sur les arches du Pont-Neuf. Pour se rendre compte de l’énorme pression qui pesait sur ce pont, il faut se rappeler que le fleuve débitait à ce moment environ 15,000 mètres cubes d’eau à la seconde avec un minimum de vitesse de 10 à 12 mètres, et que la pression est proportionnelle non à la vitesse, mais au carré de cette vitesse. Dès lors rien d’extraordinaire que le pont parût en danger ; des trépidations de mauvais augure se faisaient déjà sentir. Devant une telle situation, il fut question de faire sauter l’extrémité du pont qui touchait au faubourg Saint-Cyprien pour offrir un nouveau passage à l’eau. L’entreprise était périlleuse, mais non impossible. Il ne manquait pas, soit parmi les officiers et les soldats, soit parmi les habitans, des hommes prêts à faire le sacrifice de leur vie. Cependant on recula devant les suites d’un tel projet ; il était trop tard pour sauver le faubourg, et la destruction d’une partie du pont pouvait entraîner les conséquences les plus graves sur la rive droite. À la