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sait enfin avec quelle puissance de généralisation, quelle abondance de preuves empruntées aux sciences les plus diverses, M. H. Spencer a repris, fortifié et agrandi la théorie de Krause et de Schelling.

Il est certain que les lois du progrès humain ont des rapports plus étroits avec celles de la vie qu’avec celles qui gouvernent le monde inorganique. Dire, comme Saint-Simon, que les diverses formes de l’état social sont déterminées par la gravitation, — ou par l’attraction, comme Fourier, — ou par l’expansion, comme Azaïs, — c’est se payer et payer les autres de métaphores. C’est seulement chez le vivant, animal ou plante, qu’on peut surprendre ce grand fait, qui est aussi le fait social par excellence : à savoir le développement lent et continu, l’expansion d’une force intime qui se fait à mesure ses organes, et tend vers un but qui est la réalisation d’une forme déterminée ; mais n’allons pas confondre l’analogie avec l’identité ! Gardons-nous même de prolonger la comparaison jusqu’aux détails, et de dire par exemple, avec M. Spencer, que les classes gouvernante, commerçante, ouvrière, sont dans l’état ce que sont dans le corps d’un vertébré les systèmes nervoso-musculaire, circulatoire et nutritif. A descendre à de telles précisions, on risque fort de méconnaître les différences profondes, essentielles, qui distinguent les phénomènes physiologiques des phénomènes moraux et sociaux. L’animal et la plante, placés dans les conditions requises, croissent fatalement ; leur développement suit, pour ainsi dire, une seule route, irrévocablement tracée d’avance et dont le terme est la réalisation, dans l’individu, du type de l’espèce. Mais la croissance de cette plante libre et responsable, l’humanité, n’est pas ainsi emportée d’un mouvement uniforme et nécessaire, suivant une ligne inflexible, vers un but qui ne peut manquer d’être atteint. Ici plusieurs directions sont toujours possibles ; il y a capacité pour la décadence comme pour le progrès. Sans conscience et sans choix l’arbre dresse ses branches vers la lumière : l’ascension du genre humain vers le mieux est toujours la conquête d’un volontaire effort et la récompense d’un mérite. Dans un animal, les différens systèmes et organes se développent harmoniquement, et de cette harmonie dépend la vie de l’individu ; essayez de faire vivre un vertébré avec un cœur rudimentaire et un cerveau adulte ! Si l’on admet par analogie que les nations sont les organes d’un vaste corps qui est l’humanité, il faudra concevoir que certains de ces organes sont à peine à la première phase de leur croissance, que d’autres se sont arrêtés dans leur évolution, que d’autres encore rétrogradent, que ceux-ci sont dans l’adolescence, ceux-là dans l’âge mûr, quelques-uns enfin tout près de la vieillesse. — Singulier animal en vérité !