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à poindre ; les espèces si bien observées, qui ne prennent aucun souci des richesses, n’habitent-elles pas le centre de l’Europe, et au contraire les espèces signalées comme d’infatigables moissonneuses les rivages de la Méditerranée ? Une recherche pleine d’intérêt devait être entreprise. Charles Lespès, poursuivant ses investigations sur la côte de Provence, rencontrait particulièrement les attes à grosse tête ; il n’eut pas de peine à découvrir que ces dernières se comportent tout autrement que les fourmis du nord, à chaque instant il admirait avec quelle activité les attes noires et brunes ramassent les graines. Fallait-il aller bien loin les recueillir, les intelligentes petites bêtes se partageaient la besogne. Sur les chemins, une plante à larges feuilles ou une pierre laissant un espace libre servait pour l’établissement d’un dépôt ; les individus qui avaient battu la campagne apportaient la récolte en cet endroit ; d’autres y venaient prendre les graines et les traînaient jusqu’à l’entrée de la demeure où elles étaient reçues par les ouvrières chargées de l’emmagasinage. « Je les ai suivies bien souvent dans leur travail, dit Lespès, et, peu de temps après, j’ai toujours trouvé un petit tas de son à la porte ; le germe au moins avait été mangé. On le sait, en germant les graines produisent du sucre, c’est alors que les fourmis les brisent et les lèchent. » A un autre observateur était réservée la satisfaction de reconnaître d’une manière plus complète les manœuvres des fourmis moissonneuses.


III

Il y a trois ou quatre ans, un jeune Anglais, Traherne Moggridge, s’était beaucoup entretenu avec des personnes qui avaient vécu dans l’intimité des fourmis. Son attention éveillée sur des points controversés ou imparfaitement connus de la vie des plus laborieuses créatures du monde, il se promit d’user de toute la patience imaginable pour apprendre la vérité. Le pauvre garçon allait bientôt mourir, et il en avait le pressentiment. Atteint de la terrible affection qui frappe parmi la plus brillante jeunesse, aux mois d’automne et d’hiver, il venait respirer sur les grèves de Menton, plaçant l’espoir d’une guérison ou du moins d’un prolongement d’existence dans les chaudes effluves des côtes méditerranéennes[1]. Moggridge se plaisait à penser qu’il ne quitterait pas le monde sans ajouter quelques pages à l’histoire de certaines créatures aussi remarquables par l’industrie que par les mœurs et par l’intelligence. Oubliant la maladie, il passait les jours à épier les actions des fourmis, à

  1. Traherne Moggridge, né à Swansea (pays de Galles) le 8 mars 1842, est mort à Menton le 24 novembre 1874 à l’âge de trente-deux ans.