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partie l’histoire de nos fourmis les plus communes[1]. Examinant des espèces déjà étudiées sous le rapport des mœurs, il a pris à tâche de suivre, dans des circonstances extrêmement variées, les relations amicales ou hostiles entre des colonies soit de la même espèce, soit d’espèces différentes. C’était le meilleur moyen de dévoiler des caractères.

Dans les campagnes se loge en terre la fourmi sanguine, cette bête audacieuse déjà signalée, qui réduit en esclavage les fourmis brunes, ou, si l’on aime mieux, qui les prend de vive force pour auxiliaires. Aux mêmes lieux habite la fourmi des prés, qui ne réclame des autres aucune assistance[2]. Les deux espèces sont ennemies. Que les habitations se trouvent à proche distance, c’est la guerre perpétuelle. Plus agiles, plus vaillantes, les fourmis sanguines marchent à l’attaque en colonne épaisse et manœuvrent avec une incontestable supériorité ; le plus souvent elles remportent l’avantage. On les vit une fois couronner le dôme d’adversaires mis en complète déroute, bientôt poursuivre les fuyards, enlever les cocons que ceux-ci voulaient sauver, et sans retard dévorer les nymphes. Tous les observateurs demeurent stupéfaits de l’acharnement que les fourmis déploient dans les luttes. Des individus d’abord craintifs, hésitans, peu à peu s’animent ; sous l’empire d’une sorte de frénésie, ils en viennent à ne plus reconnaître le chemin, à se jeter sur des compagnes. C’est l’ivresse des combats. Des individus moins emportés s’efforcent d’arrêter ces fous furieux, et les retiennent par les pattes jusqu’à ce qu’ils soient revenus au calme. Tout cela ressemble singulièrement à des scènes fréquemment constatées sur de vastes champs de bataille.

Pendant un été, dans le dessein d’amener quelque terrible engagement entre les bêtes ennemies, on déposa nombre d’ouvrières et de cocons de la fourmi des prés tout au voisinage d’une résidence de fourmis sanguines. Celles-ci pillèrent bien vite les cocons. Était-ce pour les manger ? C’est l’habitude dans cette société lorsqu’elle est mise en présence de larves ou de nymphes d’espèces étrangères. — Nullement, paraît-il. L’année suivante s’offrait un spectacle inattendu. Fourmis sanguines et fourmis des prés vivaient dans une fraternelle association. Une brèche ayant été ouverte dans le nid, les unes et les autres emportèrent les cocons dans les souterrains et se mirent à réparer le désastre avec le même zèle. On s’avise d’apporter près de l’habitation une énorme quantité de fourmis des prés recueillies dans un autre district ; ne voilà-t-il pas que les amies des sanguines refusent de les reconnaître pour des sœurs, et,

  1. Les Fourmis de la Suisse, in-4o ; Zurich 1874.
  2. Formica pratensis.