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plus tard, un nouveau groupe partit de l’ancienne habitation et vint élire domicile à l’extrémité d’un autre chemin ; la place, paraît-il, manquait d’agrément, il la quitta, et au milieu d’un gazon verdoyant, qui s’étalait à peu de distance, il trouva un gîte convenable. Pendant tout l’été, les ouvrières récemment emménagées rencontraient les ouvrières qui n’avaient cessé d’occuper la vieille demeure, et toujours de part et d’autre l’accueil était charmant. Survint le froid de l’automne, les rapports furent interrompus ; l’année suivante, les habitans de chaque nid avaient pris l’habitude de ne guère s’éloigner de leurs districts ; les relations étaient brisées. Après une longue période écoulée, on eut l’idée de prendre quelques individus de l’ancien nid et de les mettre auprès de l’une des fourmilières qui en provenaient ; abominablement mal reçus, ils durent s’enfuir. Dans une seconde expérience du même genre, des ouvrières accueillies moins brutalement furent tiraillées avec les signes d’une extrême méfiance. Comme on l’avait constaté, des fourmis éloignées depuis un certain temps se reconnaissent à merveille ; mais, si la durée de la séparation a été très longue, elles ont perdu le souvenir de leurs compagnes. Il ne faut pas oublier du reste que la population se modifie rapidement par suite de la mort des individus et de la naissance de nouvelles générations.

M. Aug. Forel s’est livré à de patientes études sur ces fameuses fourmis amazones, inhabiles à construire, à élever les larves, même à manger seules. Huber, nous l’avons dit, a dévoilé les mœurs de ces étranges créatures, nées pour les combats, qui partent en grandes troupes ravir les nymphes de fourmis travailleuses, dont elles se font des servantes dévouées. Depuis soixante-cinq ans, la narration du naturaliste de Genève a été mille fois reproduite ; jusqu’à présent on n’était guère parvenu à en savoir davantage sur le sujet, mais le nouvel observateur nous instruit d’une foule de particularités vraiment curieuses ou intéressantes. Entièrement d’un roux assez pâle est la fourmi amazone[1] ; elle n’a pas plus de 6 à 7 millimètres de longueur ; seule la femelle est d’une taille un peu supérieure. L’individu neutre, — on ne saurait dire l’ouvrière, — porte de fines mandibules arquées, convexes et brillantes en dessus, canaliculées en dessous, à pointe bien affilée. Avec de tels instrumens, il est impossible de tailler le bois ou de gâcher la terre ; la grande pince aux branches aiguës n’est pas un outil, c’est simplement une arme. Ainsi pourvues, les amazones ont une façon de combattre qui ne ressemble point à celle des autres fourmis. Incapables de saisir leurs adversaires par les pattes, de couper une tête ou des membres, elles appréhendent l’ennemi au corps ou lui transpercent la tête

  1. Le Polyergus rufescens des naturalistes.