Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 11.djvu/841

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses épaules et ses hanches, plonger au sein des flots en présence de tout un peuple qui battait des mains. Les grands artistes de race ont la religion du beau, la beauté leur est sainte et sacrée ; ils l’adorent comme une manifestation de la Divinité, et lorsqu’à Delphes, au sanctuaire le plus révéré de l’Hellade, Praxitèle expose sa statue d’or de Phryné sur un piédestal de Pentélique, cet hommage rendu à l’une des merveilles de la nature, loin de soulever aucune réprobation, passait au contraire pour un acte pie aux yeux des milliers de pèlerins non moins religieusement édifiés à ce spectacle que nos pèlerins de Lourdes et de la Salette peuvent l’être par la vue d’un reliquaire. Nous autres, fils du sombre septentrion, enfans attristés et vieillis d’une civilisation compliquée, nous possédons un idéal plus métaphysique, et c’est justement à cette conception moderne de l’art, à ce vague, à cet infini, à ce démoniaque, à ce divin, que répondait la musique, et maintenant, que la terre, ainsi préparée d’avance, labourée, ensoleillée, ait donné des fruits abondans et prompts, comment s’en étonner ? La langue était créée, émancipée ; d’abord simple métier à contextures harmoniques, elle réclamait un plus haut emploi ; des passions, des idées, elle en prit au roman, qui venait de naître, à la poésie, qui débordait ; mille choses que les autres ne pouvaient rendre furent révélées par elle, analysées, creusées, et si bien dites qu’il pourrait se faire qu’à l’heure qu’il est elle eût tout dit.

Je reprends mon précis d’histoire contemporaine. Rossini conquiert le monde ; son triomphe à travers l’Europe vous fait, songer au divin Bacchus parcourant l’antique Asie, vous entendez comme un frémissement du thyrse des Ménades éperdues, comme la cymbale des Corybantes. Evohé ! on n’acclame, on ne veut que lui, il est le cygne de Pesaro, l’immortel Rossini, le dieu versant des torrens de mélodie. Bientôt cependant la résistance s’organise, à la tête des intransigeans s’agite Charles-Marie de Weber, il proteste au nom de la nationalité allemande, du contre-point allemand[1]. Est-ce bien au génie de l’Italie qu’il en veut ? ne serait-ce pas plutôt à la gloire de ce brillant héros qui le représente ? Hélas ! le cœur humain a ses vilains côtés ; oublions l’homme et ne célébrons que l’artiste, célébrons surtout cette période d’abondance où tout, la colère, l’envie même sert de prétexte aux chefs-d’œuvre pressés de naître. L’action, l’antagonisme, tout en produit, jusqu’à l’apostasie. A l’explosion

  1. Tout ce bruit ne laissa pas d’incommoder aussi Beethoven, qui, lorsque Rossini, de passage à Vienne, vint le voir, ne lui cacha point sa mauvaise humeur. Rossini aimait à raconter cette visite : « Il me reçut fort mal, disait-il, ce qui ne l’empêche pas d’être le plus grand des musiciens. — Et Mozart donc, cher maître, qu’en faisons-nous ? — Permettez, Beethoven est le plus grand des musiciens ; mais Mozart, c’est le seul. »