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place des belles figures de la mythologie grecque, on voit des diables, des sorciers, des vampires, et les nobles héros du temps passé doivent céder la place à des escrocs et à des galériens. Ce sont des choses piquantes, cela fait de l’effet ! .. Dans cette chasse aux moyens extérieurs, toute étude profonde est oubliée… — C’est une littérature de désespoir d’où peu à peu s’exilent d’eux-mêmes toute vérité, tout sens esthétique… » A mesure qu’il croit voir le mal s’aggraver, lui, le patriarche du romantisme, l’auteur de Werther et de Faust, il écrit dans l’intimité : « Les chimistes nous parlent de trois degrés de fermentation : le vin, puis, le vinaigre, puis la pourriture. Les écrivains français se plaisent en ce moment à vivre dans ce dernier degré. Comment plus tard la grappe pourra-t-elle reparaître avec sa beauté naturelle ? Comment se formera de nouveau la vigoureuse et saine fermentation ? Je n’en sais rien. Ils seront bienheureux si les bons vins qu’ils possèdent ne s’altèrent pas aussi pendant cette malheureuse époque littéraire… » Ainsi juge de loin et de haut le critique olympien de Weimar.

C’est le diagnostic moral d’une littérature surprise dans son travail de formation, dans ses conflits intimes. On dirait qu’il y a un moment où entre le génie des innovations heureuses et les entraînemens violens l’équilibre est rompu, et où cette révolution littéraire confondue avec une révolution politique, prenant pour une conquête nouvelle, pour un progrès de liberté le déchaînement de ses fantaisies, se précipite vers ces excès et ces déviations qu’entrevoyait la prévoyante et forte sagacité de Goethe. Qu’est-ce que la révolution de 1830 pour les lettres en effet ? Une victoire de l’esprit moderne, une révolution libérale arrivant aussitôt à se contenir et à se fixer elle-même, n’a certes rien qui semble défavorable pour les lettres. En apparence rien n’est changé dans les conditions intellectuelles de la France. Le mouvement continue dans un cadre élargi ; il continue dans la poésie, au théâtre, dans le roman comme dans les études d’un ordre plus sévère. Les talens qui grandissent depuis dix ans n’ont perdu ni leur éclat, ni leur popularité, et des talens nouveaux s’élevant à leur tour viennent grossir la légion littéraire. Après les Méditations et les Harmonies, Lamartine, qui s’est un moment dérobé dans son lointain pèlerinage en Orient, reparaît tout à coup avec Jocelyn. Alfred de Vigny déploie un art élevé et raffiné dans les récits de Servitude et grandeur militaires, ou de Stello, tandis que Mérimée, maître d’une imagination sobre et forte, mûrit la Vénus d’Ille en attendant Colomba. C’est le moment où Alfred de Musset, adolescent encore à l’apparition de ses premiers vers de bachelier vainqueur, se révèle tout entier dans la grâce vive et libre de son génie avec Fantasio, avec Rolla, avec les Nuits, et un