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inconnu de la veille, George Sand, entrant maintenant dans la carrière, passionne, charme ou inquiète ses contemporains avec Valentine ou Lélia, avec les Lettres d’un Voyageur et André ou Leone-Leoni. Les Feuilles d’automne, les Voix intérieures sont de ce temps comme aussi toutes ces batailles dramatiques que l’auteur de Marion Delorme et l’auteur d’Antony gagnent ou perdent bruyamment. En un mot, c’est toute l’apparence d’un mouvement que rien n’a interrompu, qui se prolonge et grandit même, si l’on veut, à travers la mêlée des événemens extérieurs. La sève reste assurément encore puissante dans cette nouvelle période décennale.

Il ne faut point s’y tromper cependant : c’est là le vrai nœud des affaires littéraires du siècle. En réalité, tout commence à changer non-seulement dans ce que j’appellerai la complexion des talens, mais dans la nature de leurs inspirations, dans la direction de leurs idées et de leurs efforts comme dans les goûts du public lui-même. La révolution de 1830, victoire d’opinion et de libéralisme en politique, a en littérature cet étrange résultat de marquer justement le point où un certain équilibre se rompt dans la confusion des esprits, d’ouvrir la carrière aux instincts violens et bizarres, aux goûts d’aventure et de sophisme, aux abus d’imagination, aux orgueils déchaînés. Vainement des critiques comme Gustave Planche, Sainte-Beuve, résistent au torrent ; ils s’efforcent de signaler le péril, de retenir les talens qui s’égarent ou s’obstinent, de raviver les notions de l’art et du goût, et cette Revue même, j’ose le dire, a son rôle dans ces luttes de l’esprit. Elle reste l’asile toujours ouvert à la critique indépendante, au travail sérieux, aux inventions heureuses et brillantes comme à la poésie elle-même.

Au fond et malgré tout, l’anarchie morale et intellectuelle est sensible. Le mouvement a dévié et va se perdre dans le tourbillon des agitations infécondes. La littérature se démocratise, elle devient tumultueuse, inégale, versatile, industrielle, avide de succès vulgaires. Elle est envahie par les systèmes, par les hallucinations révolutionnaires, philosophiques et humanitaires. La sève s’épuise ou se trouble. Si Lamartine a eu encore son beau jour de poète avec Jocelyn, il arrive bientôt à la Chute d’un ange ou aux Recueillemens, et il ne retrouvera la puissance de son imagination que pour chercher une popularité périlleuse par une œuvre de poésie révolutionnaire déguisée sous une forme historique, pour se préparer par un abus de génie un rôle de tribun captant ou éblouissant les multitudes. Si Victor Hugo a écrit les Feuilles d’automne, Hernani et Marion Déforme, il en vient aux Burgraves, ce gigantesque avortement, en attendant d’étonner le monde par la facilité avec laquelle un poète devient un sectaire et un démagogue. Le roman, qui commençait à