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avalanches qui de temps en temps se précipitent avec fracas des Monts-Maudits et vont s’abîmer derrière les Grands-Mulets, sans lesquels la première partie de la route serait singulièrement dangereuse. La pente est raide, mais la neige était bonne, et nous avancions d’un pas rapide. Nous traversons le Petit-Plateau (3,690 mètres), étroit couloir qu’une énorme avalanche tombée du Dôme du Goûter avait balayé peu de jours auparavant. Malheur à la caravane qui se fût trouvée alors au point où nous sommes ! Encore une montée assez rude ; les guides taillent continuellement des pas dans la neige. Voici enfin le Grand-Plateau (3,930 mètres) : nous avons marché trois heures sans reprendre haleine. Il est à peu près impossible de faire autrement sans s’exposer à être enseveli sous une avalanche ; d’ailleurs en s’arrêtant on risquerait d’avoir les pieds gelés. Mais la plus légère indisposition rend un pareil trajet singulièrement pénible. Bien qu’habitué aux excursions de montagnes, M. Jarrige en fit la désagréable épreuve, et, lorsqu’après une minute de repos seulement nous nous remîmes en marche, il dut, en proie à de cruels vomissemens, redescendre avec un guide, Charlet Pierre, dont le dévoûment m’était connu.

Le Grand-Plateau, qui serait beaucoup mieux appelé le Grand-Vallon, est un large vallon dominé à droite par le Dôme-du-Goûter, à gauche par les Monts-Maudits, en face par les pentes escarpées qui descendent au nord de la cime du Mont-Blanc. On peut, du Grand-Plateau, se rendre au sommet par différentes routes. Nous prenons celle que l’on choisit d’ordinaire maintenant, et qui est incontestablement préférable toutes les fois que le temps est franchement beau. Elle met en effet à l’abri des avalanches dans la dernière partie de l’ascension ; mais elle serait impraticable, si le vent soufflait avec quelque violence. Nous gravissons donc à droite vers le Dôme-du-Goûter par un chemin rapide, en suivant un large couloir dans lequel ne se faisait pas sentir la moindre brise. Ce fut, de toute la montée, le point où j’éprouvai le plus de gêne dans la respiration. Encore ce trouble fut-il si léger que je ne l’aurais sans doute pas remarqué, si mon attention n’eût été éveillée à ce sujet par tout ce que j’avais lu et entendu dire du mal des montagnes ; l’inclinaison assez forte de la pente et l’absence complète de tout courant d’air me paraissent ici l’expliquer suffisamment.

Le soleil se levait quand nous atteignîmes le Dôme-du-Goûter. Nous eûmes alors le bonheur de contempler un des plus beaux et des plus rares phénomènes dont on puisse être témoin dans ces hautes régions. Sur l’atmosphère, à l’opposé du soleil, se projetait l’ombre gigantesque du Mont-Blanc, assez diaphane pour laisser