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avec une sorte d’ironique dédain, qui daigne à peine les discuter. « Il n’y a jamais eu pour l’homme, dit Mme Clémence Royer, un tel état fixe, invariable et que l’homme ne pouvait quitter sans s’écarter de ses véritables destinées. Chacun des états successifs qu’il a traversés n’a été qu’une station plus ou moins longue, intermédiaire entre deux autres, où l’homme ne s’est reposé un instant que pour repartir vers le but lointain. Le point même, le moment transitoire où il a cessé d’être à l’état animal pour passer à l’état humain, est absolument indéterminable. »

On ajoute que la nature n’est pas, comme le croit Rousseau et comme le répète à sa suite l’école sentimentale, une mère douce et prodigue qui, après avoir produit l’homme, le reçoit sur son sein facile et l’entoure de tout ce qui peut nourrir et même charmer son innocente vie. « C’est une marâtre avare et cruelle à laquelle chacun de ses enfans doit tout arracher de haute lutte. » La loi qui gouverne la vie, toute vie, au lieu d’être une loi de paix et d’amour, est une loi de haine, de lutte sans merci. Non enfin, il n’est pas vrai que tout soit bien en sortant des mains de la nature, comme le pensait Rousseau, ni que l’homme soit naturellement bon, comme le disait Turgot, ni qu’il y ait un ordre primitif des sociétés humaines, comme le soutenaient Quesnay et les physiocrates, qui voulaient rétablir le règne de la nature par l’abolition des lois humaines[1], ni que la civilisation déprave l’homme et corrompe les sociétés, comme l’ont prétendu Saint-Simon et Fourier. Sur tous ces points, rien de plus net que la doctrine de l’évolution. Contre tous ces utopistes et ces réformateurs, c’est Thomas Hobbes qui avait raison en proclamant que le véritable état de nature est la guerre de tous contre tous, bellum omnium contra omnes. C’est la loi de la concurrence vitale dans toute son horreur qui règne sur l’humanité naissante aussi bien que sur le reste des animaux. L’extermination pour la nourriture, l’extermination des congénères plus faibles ou moins favorisés, la nature livrée à elle-même ne connaît pas d’autre loi. Rien, pas même la vie horrible des sauvages actuels, ne peut nous donner l’idée du sort auquel était condamné le bimane anthropoïde, notre ancêtre, au fond des bois ou dans les cavernes, tremblant à chaque instant, soit pour lui-même, soit pour sa hideuse femelle, soit pour son petit, craignant de voir surgir dans l’ombre un animal plus fort que lui, ou un bimane de son espèce, plus cruel et plus terrible que l’ours ou le gorille. « Plus on recule dans le passé, plus on voit la trace manifeste

  1. Voyez l’intéressante étude de M. de Laveleye sur les Tendances nouvelles de l’Economie politique et du socialisme, dans la Revue du 15 juillet 1875, où cette doctrine est exposée et réfutée, mais à un autre point de vue que celui qui nous occupe.