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à ces jours où la musique et la poésie pastorale sortirent de la bonne humeur des pâtres siciliens. Un son de flûte venait à nous à travers les roseaux et les papyrus. Le son se rapprochant peu à peu, nous nous trouvâmes bientôt en face d’un paysan étendu dans les herbes, au bord même du ruisseau, et jouant d’inspiration. Il y avait des heures qu’il était là ; le passage de nos barques ne lui fit ni lever la tête, ni interrompre son jeu un seul instant. Il chantait à Cyanée, à une nature verte et fraîche, sous un beau ciel. C’était la vive image de l’invention de la flûte. Ce bon Sicilien la créait pour son compte, au nom du besoin instinctif qu’a l’homme de répondre par des sons joyeux à l’harmonie de la nature et à son sourire bienveillant.

Syracuse est la tête d’une ligne de chemin de fer, et désormais le voyage n’offrait plus aucune difficulté. Catane, grande ville, presque toute neuve, active, pleine d’avenir, Aci-Reale, à quelques lieues de là, étonnent par leur richesse et leur prospérité. Ce qu’on admire, c’est l’Etna, ses belles formes, son éternel panache, les riches cultures qui jusqu’à une certaine hauteur couvrent ses flancs. Comme le Vésuve, l’Etna n’appartient pas à une chaîne de montagnes, c’est un soulèvement isolé ; cela donne à ses lignes une souplesse que n’ont jamais les pics étouffés par la chaîne dont ils font partie. Heureux ceux qui peuvent monter à ce sommet ! Je dis adieu, non sans envie, à mes deux jeunes amis, qui nous quittèrent pour entreprendre la rude expédition. J’eus ma revanche la nuit suivante. Vers minuit, en allant de Catane à Aci-Reale, nous trouvâmes Aci-Castello tout illuminé ; le vieux château en ruines de Roger de Loria resplendissait au milieu de la mer. Les gens du village avaient préparé des barques et nous firent faire au clair de lune le tour des grands rochers que, selon les mythes divers, le cyclope aurait lancés sur Acis, sur Galatée, sur Ulysse. De nuit, rien de plus romantique que ces masses basaltiques en forme d’aiguilles, au pied desquelles se soulevait en silence une mer sombre, pleine de terreurs.

Le théâtre de Taormina mérite sa réputation par sa grandeur, son beau style, sa situation unique, la perspective dont on jouit à travers les brèches du grand mur de la scène, et aussi par ses terribles souvenirs. Là furent égorgés, dans la première guerre servile, des milliers d’esclaves révoltés. C’est bien le premier théâtre du monde ; celui d’Orange n’est que le second, bien que l’état de conservation qui nous étonne dans celui de Taormina soit dû en partie à des restaurations faites au XVIIIe siècle. La beauté de ces grandes cuves, quand elles étaient remplies par la foule, devait être quelque chose d’enivrant. Un orchestre placé sur le proscenium, et