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rampans et subalternes et quelques caillettes qui daignent modeler leur façon de penser sur la sienne. » Un autre jour, elle était mise en scène d’une façon transparente, avec son amie Mlle de Lespinasse, dans la comédie des Prôneurs, où Dorat persiflait légèrement la « marraine des grands hommes, » ses mercredis, sa cour d’étrangers, — ou bien c’était une satire plus brutale que spirituelle qui livrait au ridicule Marmontel-Faribole, Diderot-Cocus, d’Alembert-Rectiligne, le « carnaval des philosophes mené par Mme de Folincourt. » Mme Geoffrin laissait passer ces petits orages, redoublant d’habileté, soignant ses relations et en définitive gardant la plupart de ses amis. Elle méritait l’influence qu’elle avait su conquérir, la considération attentive dont l’entouraient ses amis, d’abord parce que, si elle les grondait, c’était, comme elle le disait avec une ingénieuse bonhomie, pour sa propre satisfaction, sans prétendre corriger personne, et puis parce que, si elle morigénait ses écrivains, ses artistes, elle les aimait encore plus. Elle n’était pas seulement pour eux un mentor, elle s’occupait de leurs affaires, elle s’intéressait à leur bien-être comme à leur renommée, et au besoin elle savait même faire respecter leur dignité, on peut le voir par ces lettres qu’on publie aujourd’hui.

Mme Geoffrin se faisait la providence discrète et active de ce monde au milieu duquel elle vivait. Elle ne donnait pas seulement des « culottes de velours » et des dîners, elle pénétrait dans l’intérieur des uns et des autres, observant ce qui manquait, devinant ce qu’on ne lui disait pas, et sachant placer ses libéralités avec un tact très fin, comme si elle se faisait plaisir à elle-même. Elle s’ingéniait pour créer une existence indépendante à d’Alembert, à Thomas, à Morellet, à Mlle de Lespinasse. Elle logeait Marmontel jusqu’au moment où le bruit que fit Bélisaire vint déranger le voisinage, et un jour elle écrit : « L’ami Burigny est toujours grondé et il s’en porte fort bien; mais comme je l’aime autant que je le gronde, voyant qu’il devenait vieux et qu’il avait besoin d’être soigné, je lui ai donné un joli petit appartement chez moi. » C’était une personne aussi délicate que généreuse, usant de sa fortune pour les autres, ingénieuse à donner, scrupuleuse jusqu’à la susceptibilité pour elle-même et n’ayant de repos, le jour où elle s’était vue la légataire universelle du mathématicien De Mairan, que lorsqu’elle avait distribué la succession aux parens, aux amis, aux serviteurs du mort. « Dieu soit loué! disait-elle, j’ai achevé de donner ce matin ce qui me restait de la succession de ce pauvre De Mairan. Cet argent m’embarrassait. » Elle a « l’humeur donnante, » dit-on; elle ne donne que pour sa satisfaction comme elle gronde, elle ne fait le bien que pour son plaisir; convenez seulement que ce