Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/279

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’était avec tant de bon sens, de bon conseil et d’à-propos! Je n’ai jamais vu, depuis que j’existe, personne qui atteigne si au vif les défauts, les vanités, les faux airs d’un chacun... La prochaine fois que je la verrai, je compte bien lui dire : O sens commun, assieds-toi là; j’ai été jusqu’ici pensant dételle et telle sorte, dis, n’est-ce pas bien absurde?.. » Après cela, si l’on veut, ce sens commun, cette raison, cette activité bienfaisante ne sont point exempts d’artifice ou même d’une certaine sécheresse. Mme Geoffrin est à sa manière une femme du XVIIIe siècle; elle a plus de netteté que d’élévation, et tout compte fait, dans des conditions honnêtes, elle ne croit guère qu’à la bienséance. Qui aurait dit cependant que dans cette âme paisible, si ennemie des exagérations, il y avait place pour l’émotion ou l’illusion d’un sentiment assez extraordinaire, et que Mme Geoffrin, elle la plus Parisienne des Parisiennes, qui n’avait jamais découché, était capable un jour, à soixante ans passés, de commander son carrosse pour s’en aller à travers l’Europe rendre visite à un jeune roi de Pologne qu’elle appelle « un autre Salomon, » en se comparant elle-même à « la reine de Saba? »

Rien n’est certes plus étrange que ce voyage, ces relations, cette intimité entre deux personnages si différens, si peu faits pour se rencontrer sur les mêmes chemins, entre une vieille femme gouvernant avec un « art de cardinal romain » un salon de Paris et un jeune seigneur polonais montant sur un trône vacillant au milieu des divisions meurtrières d’un peuple menacé de toutes parts. C’est le roman de Mme Geoffrin, disais-je, et la bonne dame, elle prête un peu elle-même par ces lettres recueillies aujourd’hui à toutes les interprétations, comme son voyage de 1766 était l’objet de tous les commentaires et peut-être de plus d’un sourire en Europe. Dès les premiers mots, elle ne se contient plus, elle prodigue les expressions de tendresse les plus singulières. Est-ce donc qu’elle soit l’involontaire et déplorable jouet de quelque amour équivoque de vieille femme ? C’était bon pour Mme Du Deffand de poursuivre Horace Walpole de ses adorations surannées et importunes au risque de se faire rabrouer par le brillant et caustique Anglais qui ne voulait pas se laisser affubler de ce ridicule. Évidemment Mme Geoffrin n’est point une possédée de ce genre. La vérité est qu’elle avait connu à Paris et même un peu sauvé de la prison Stanislas Poniatowski au moment où il faisait son tour d’Europe, jouissant de ses vingt ans et de la vie, se livrant au plaisir et multipliant les dettes. C’était là l’origine d’une liaison tout affectueuse que Mme Geoffrin ramenait plus tard à sa vraie nature en écrivant à son jeune pupille devenu roi : «Quand j’ai eu l’honneur de connaître votre majesté pour la première fois, elle n’était pas d’âge à avoir pu encore s’attacher