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Que tout cela est resté vrai ! Trente ans après, sous le second empire, une personne à qui l’on racontait quelques-unes des infamies qui se commettaient impunément ne trouva rien à dire, si ce n’est : « Heureusement cela n’est pas su. » Il y a ainsi en tout temps des gens à qui le malfaiteur inspire moins de répugnance que le juge.

La religion du moins était-elle prise au sérieux? Non. « Le mouvement religieux dont nous sommes témoins n’est guère plus de la religion que l’agiotage n’est du commerce. C’est une vogue, un jeu, une manie... L’orthodoxie est devenue une bienséance, la foi est convenable, et rien de plus. Bizarrerie étrange, la religion, la chose éternelle, la religion est à la mode. La bonne compagnie l’a reprise depuis dix ans, comme elle a repris ses titres... Quand on dit qu’un homme est religieux, cela signifie qu’il va à la messe. Sacrifiez d’ailleurs votre opinion à votre fortune, abaissez-vous à mille petitesses pour conquérir ou conserver une place, vous le pouvez et n’encourez aucun blâme... La loi du grand monde, c’est le bon ton. Ses arrêts sont bien plus sévères pour la manière de penser que pour la manière d’agir. On peut tout faire dans le monde, pourvu qu’on n’y choque point, et la bonne compagnie a des règles qu’il est plus sûr de violer que de contredire...

« Il n’est rien que n’excuse maintenant, même aux yeux de tous les partis, le danger de se compromettre. La crainte de ce danger s’avoue sans honte; la prudence est devenue la première vertu; la timidité même est estimée. Une opinion toute pleine de lâcheté a gagné jusqu’aux âmes honnêtes, elle dit à tous : Ménagez votre position. Triste effet de l’ébranlement donné à tous les caractères et à toutes les convictions par quarante années de vicissitudes politiques ! Triste effet de cet amollissement moral que commencèrent la terreur et l’empire, et que viennent d’achever les préjugés de cour et les doctrines jésuitiques. De là est résulté un esprit de servilité dont je ne connais pas d’autre exemple, parce qu’il s’allie avec le bon goût et les belles manières, avec l’esprit, la vanité, l’honneur même. C’est un mélange de respect pour la force et pour les convenances, c’est le produit de l’intérêt qui calcule et de la raison qui doute, de la peur qui se ménage et de la médiocrité qui s’humilie. Et, chose étrange, un tel avilissement n’a ni l’allure ni la renommée d’un vice. Tout au contraire on en fait cas, c’est un devoir que le père recommande à son fils; l’expérience le prêche à la jeunesse, l’indulgence seule excuse parfois ceux qui y manquent, et le courage a besoin d’apologie et de pardon. »

Qui croirait que ces pages éloquentes ont été écrites il y a cinquante ans? M. de Rémusat y est tout entier, avec le sentiment courageux du devoir qui ne l’a jamais abandonné, avec son mépris