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chanoine Fulbert l’avait plusieurs fois pressé de venir donner des leçons à sa nièce Héloïse, personne accomplie et déjà savante. Abélard s’y était toujours refusé. Enfin, entraîné par son disciple Hilaire, cousin d’Héloïse et qui l’aime en secret, il se détermine à se présenter chez elle, et il est tout de suite ébloui. Rien de plus charmant que la première entrevue des deux amans où l’on voit naître le double sentiment qui doit les unir, Abélard s’étonnant d’avoir hésité si longtemps à enseigner une telle écolière, Héloïse fière qu’un si grand maître consente à lui donner des leçons. Puis à quelques jours de distance vient l’admirable scène de la séduction qui rappelle le fameux épisode de Françoise de Rimini, puisque c’est en lisant ensemble l’héroïde d’Ovide, Héro et Léandre, que les tendres aveux sont faits et les derniers mots prononcés; mais auparavant que de passion dans l’argumentation éloquente d’Abélard sur le néant de la science sans l’amour, sur le besoin qu’il éprouve de trouver une âme qui réponde à la sienne! Quelle adorable simplicité dans le tendre abandon d’Héloïse, heureuse d’être aimée par le premier homme de la terre, et prise par l’esprit plutôt que par les sens! Et quand aux déclarations d’Abélard, qui la presse, elle répond en se mettant à genoux par cette parole de saint Augustin : ama et fac quod vis, on sent que tout est fini et qu’il n’y aura plus de résistance à vaincre.

Tout entier à son bonheur, Abélard néglige son école et repousse les disciples qui sont affamés de sa parole, et le jour du premier rendez-vous il ferme sa porte à saint Bernard, qui, sous l’habit d’un simple religieux, veut l’arracher à l’hérésie. Héloïse l’attend, et la controverse le fatigue.

On sait l’affreux dénoûment de leurs amours. Le bruit de ses fréquentes visites à la rue des Chantres s’est répandu. Une première fois Manégold, avec l’aide de deux chasublières de ses amies, l’a sauvé d’une embûche; mais ceux de ses disciples qui se sont séparés de lui ne laissent pas s’apaiser les rumeurs populaires, et il est poursuivi jusque dans les cours de l’école par des couplets infamans. Cependant de fâcheux présages assiègent le cœur d’Héloïse, et dans un dernier rendez-vous Abélard lui propose de se marier. La noble fille refuse, « elle ne veut pas, dit-elle, accepter le sacrifice de la liberté, de la dignité, de la sainteté de son amant, » et elle met son honneur à rester sa maîtresse et sa servante. Pour vaincre cette résistance-singulière, Abélard a besoin de toute son éloquence, et c’est le lendemain, au moment où il va entrer dans la chambre de son épouse, qu’il est saisi par les assassins aux gages de Fulbert et horriblement mutilé.

A partir de ce moment, une vie nouvelle commence pour Abélard et pour Héloïse. Héloïse, transportée violemment dans le couvent