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Gramont par rapport à cette mise en interdit de l’Autriche[1]. Elle pesa également sur la cour de Copenhague et la força à la neutralité, malgré tout l’enthousiasme du malheureux peuple scandinave pour une alliance à laquelle se rattachait un projet français de débarquement dans le nord, une entreprise du plus haut intérêt stratégique, a dit le général Trochu, qui devait y prendre part. « La Russie, pensait avec un journal officieux du pays le ministre des États-Unis à Saint-Pétersbourg, a plus contribué à la neutralité que toute autre nation; elle a forcé par ses menaces l’Autriche à ne pas bouger, et elle a réussi, par l’influence de l’empereur et du prince héritier, à empêcher le Danemark de prendre parti pour la France[2].» L’Angleterre, il est juste de l’ajouter, secondait en tout cela puissamment le chancelier russe ; elle était plus indisposée que jamais contre la France, grâce aux récentes et terribles révélations de M. de Bismarck sur les négociations dilatoires en août 1866 au sujet de la Belgique. Il était évident qu’au gré du prince Gortchakof la conflagration venait beaucoup trop tôt ; les préparatifs militaires de la Russie n’étaient point faits; l’action même toute « morale » sur le monde slave avait subi un arrêt depuis la conférence au sujet de la Grèce. M. de Bismarck n’avait pas précisément demandé son heure à son collègue sur la Neva; ainsi que l’avait prédit M. Benedetti, il a tenu essentiellement à ne pas intervertir les rôles et à ne s’inspirer que de ses propres convenances et opportunités; mais Alexandre Mikhaïlovitch ne s’appliquait pas moins à s’acquitter de son rôle dans la mesure de ses forces. Un observateur sagace, le ministre des États-Unis déjà mentionné, mandait vers ce temps de Saint-Pétersbourg à son gouvernement : « L’opinion générale paraît être ici que, si la Russie était prête, elle déclarerait la guerre et essaierait d’en retirer certains avantages... Le gouvernement fait tous ses efforts pour parer aux événemens : les fabriques de cartouches travaillent nuit et jour; une commande de cent canons Gattling vient d’être envoyée en Amérique. » On armait, on détournait ou intimidait les alliés probables de la France, croyant ainsi égaliser pour le moment les chances entre les deux belligérans[3], et on se flattait toujours de trouver plus d’une occasion favorable au milieu des nombreuses péripéties

  1. La France et la Prusse, p. 348.
  2. Dépêche de M. Schuyler à M. Fish, Saint-Pétersbourg, 26 août. — Général Trochu, Pour la vérité, p. 90.
  3. Le prince Gortchakof était loin d’avoir au début une confiance absolue dans la victoire de la Prusse; il a raconté à M. Thiers plus d’un détail piquant à ce sujet. [Déposition de M. Thiers devant la commission d’enquête, p. 12.) Dans un entretien, vers la fin de juillet, avec un personnage politique qu’il savait être en relation avec Napoléon III, il aurait même laissé échapper ce mot : « Dites à l’empereur des Français d’être modéré. » Valfrey, I, 79.