Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/411

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sinon plus légitime, au moins plus rare et moins périlleux. On voulait bien encore admettre que, pour qu’un état pût prétendre à répudier un traité signé par des représentans régulièrement accrédités, il fallait que dans son intérieur se fut opéré un de ces grands bouleversemens d’institutions, de personnes et de choses qu’on appelle une révolution. Une révolution était une sommation d’huissier par laquelle une nation faisait savoir à qui de droit son intention de se mettre en faillite elle-même et de ne plus payer ses dettes. C’était là, ce me semble, une facilité assez large, mais la dernière mode du droit nouveau ne la trouve pas encore suffisante à son gré. La formalité d’une révolution est gênante et coûteuse à remplir. Un changement de ministère ou, mieux encore, un vote de parlement donne moins d’embarras. Il n’en faut pas davantage désormais pour qu’une convention dont Dieu, l’honneur et la conscience ont été pris à témoin l’année passée puisse être foulée aux pieds l’année suivante. »

Eh bien ! nous avons assez vécu, depuis le temps où une conscience honnête poussait ce cri d’alarme, pour voir l’étrange jurisprudence se produire sans même la formalité d’une révolution, d’un changement de ministère ou d’un vote de parlement, pour l’entendre proclamer par le ministre d’une monarchie régulière, absolue, par un chancelier russe. Il est vrai que les Italiens également eurent hâte alors de profiter des malheurs de la France pour rompre à leur tour un engagement solennel pris envers elle dans un acte public, qu’ils ont même devancé en 1870 le prince Gortchakof dans une voie bien connue d’eux; mais ce n’était point à un gouvernement né d’hier que le successeur du comte Nesselrode aurait dû précisément emprunter les procédés. Il y eut un jour où Alexandre Mikhaïlovitch reprocha à ce même gouvernement de marcher avec la révolution pour en recueillir l’héritage[1]. Depuis lors il a marché, lui aussi, avec la révolution, — avec une des révolutions les plus audacieuses, les plus violentes qui aient jamais renversé les trônes et bouleversé les royaumes; — il n’en a point recueilli l’héritage, il est vrai (elle n’est que trop en vie, comme on sait), il n’a accepté d’elle qu’un legs gracieux, une donation entre-vifs, une cadeau modique en somme et hors de proportion avec les services rendus, mais qui n’en était pas moins entaché de captation, et qui lésait le droit des tiers, le droit des nations.

Combien autrement considérables et glorieuses eussent pu être les « conquêtes » d’Alexandre Mikaïlovitch, si, en s’inspirant, dans le mois d’octobre 1870, de l’ambition légitime du peuple russe, le « ministre national » avait provoqué un concert européen pour

  1. Note au prince Gagarine à Turin, du 10 octobre 1860.