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pour fumer et mariner le poisson ; il avait des barques à lui, une grande maison, la plus belle du bourg, une tonnellerie, des employés. La pêche de l’esturgeon et l’expédition du caviar dans toutes les parties de l’Allemagne lui procuraient de grands bénéfices. C’était un gros homme, vêtu d’une façon simple, mais cossue, le large feutre carrément planté sur les sourcils, les favoris bruns ébouriffés autour de ses joues musculeuses, saluant toujours le herr oberst von Maindorf dès qu’il l’apercevait, mais d’un air calme, sans empressement et presque comme d’égal à égal.

Le grand-père abhorrait cet homme ; il répondait à son salut en levant brusquement sa casquette à la hauteur d’un pouce et serrant les éperons. Il faisait de même pour tous les autres commerçans et boutiquiers du bourg, et, tout en continuant de galoper, il me disait : — Tiens, Siegfried, tous ces gens-là, avant l’arrivée des Français en 1806, étaient nos serfs, ils étaient attachés à notre terre ; nous pouvions les imposer et même les vendre, sans qu’ils eussent à réclamer. Dans ce temps-là, leur costume se composait d’une chemise en grosse toile bise, sans col, et d’une espèce de caleçon bouffant en été, et l’hiver d’un casaquin en peau de mouton ; ils avaient les cheveux pendans sur les sourcils, marque de leur servage. Aujourd’hui cela s’habille d’un bon gros drap bleu, cela se tire le gilet sur le large ventre, cela se pose carrément sur les talons : — Houm !.. houm !.. — en vous regardant en face, sans baisser les yeux, comme pour dire : — Voici M. Strœmderfer, le riche armateur, qui vous fait l’honneur de vous saluer le premier, monsieur le baron ; il croit remplir en cela un devoir de convenance, mais il pourrait à la rigueur s’en dispenser, car sa caisse est mieux garnie que la vôtre ; son nom est connu dans plus d’un comptoir à Hambourg, à Brème, à Lübeck, même à Liverpool et Manchester, en Angleterre ; sa signature vaut tant, et ses produits sont cotés sur la place de Londres. Je vous salue pourtant le premier, parce que c’est un vieil usage, et puis mes fils seront forcés de servir, et votre jeune homme sera peut-être leur officier ; on fait toujours bien de ménager les amours-propres quand cela ne coûte rien…

Ainsi parlait le grand-père ; puis il poussait un éclat de rire sec et criait : — Allons, un temps de galop… Tiens-toi bien, Siegfried ! Tout cela pourra changer ;… il faut que cela change… Ah ! nous avons perdu de la marge,… ces Hohenzollern nous ont coûté cher ! Mais pourvu qu’ils tiennent leurs promesses par la suite, qu’ils nous rendent au centuple ce qu’il a fallu leur céder dans un temps de malheur,… qu’ils rétablissent notre autorité sur de plus larges bases,… on oubliera les vieilles déceptions. Seulement il faut que le grand coup réussisse,… il faut que le filet prussien englobe toute