Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/50

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Allemagne… C’est la première étape. Après cela, nous verrons pour le reste !..

J’écoutais ces hautes pensées politiques, dépassant de beaucoup mon intelligence, mais elles me sont revenues depuis, et j’ai souvent admiré la pénétration, le rare bon sens de cet honnête vieillard.

Une fois revenus au château, vers une ou deux heures, les chevaux débridés, étrillés, épongés par Jacob sous nos yeux, le grand-père et moi, nous montions à la bibliothèque, qui se trouvait dans son cabinet de travail à côté de la grande salle, et nous commencions d’autres études. Alors le temps était venu d’apprendre les langues, l’histoire, la géographie, les mathématiques, pour être admis à l’école des cadets royaux, où j’avais droit d’entrer avec bourse entière ; mais il fallait passer un examen sérieux, et le grand-père voulait que ce fût avec distinction, comme il l’avait subi lui-même quarante-cinq ans auparavant. — Pour faire la guerre, disait-il, et surtout dans la cavalerie légère, où je puis encore te recommander près de vieux camarades, la première chose à connaître, ce sont les langues ; il faut savoir les parler autant que possible sans accent, car il s’agit souvent en campagne d’interroger adroitement les gens du pays sans éveiller leur méfiance, de s’informer des chemins, des sentiers, de la position des corps ennemis, et naturellement c’est toujours comme amis qu’on se présente. Il faut aussi savoir les lire rapidement, pour éplucher les correspondances que l’on a surprises à la poste, les dépêches des courriers que l’on a arrêtés, et pour en transmettre un résumé clair, succinct et complet à l’état-major. Tu comprends cela, Siegfried ? Et la première langue que nous devons étudier, nous autres Prussiens, c’est la langue française, celle de nos ennemis naturels. Frédéric II n’a jamais écrit que dans cette langue ; il était entouré de Français, et les imbéciles croyaient que c’était par admiration de leur génie ; il écrivait des livres comme l’Anti-Machiavel, pour leur faire croire que lui, Frédéric, était complètement incapable de suivre les idées de ce finaud italien, et qu’il les condamnait absolument. Cela ne l’a pas empêché de les suivre toute sa vie, et, par ce simple moyen, de s’arrondir dans tous les sens aux dépens des voisins, en s’assurant encore la réputation d’être un philosophe, un souverain moral et le plus délicat du monde. Je te dis cela, mon enfant, pour te montrer que la première chose, c’est de tromper ses ennemis, et que pour mieux les tromper, il faut connaître leur langue à fond.

Après m’avoir donné ce précepte judicieux, qu’il me répétait souvent, nous commencions à lire l’Hipparchie, ou le Maître de la cavalerie, de Xénophon, dans l’excellente traduction française de Gail, le texte grec et la version latine en regard. Le grand-père