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des remontrances honnêtes, dont il rirait avec tout le village !.. Non !.. Suis-moi,… tu vas voir !..

Et sans dire un mot de plus, nous arrivâmes à Vindland. La troisième maison de la grande rue, à droite, était celle de M. le bourgmestre Strœmderfer. Un domestique bouchonnait encore le grand bai brun à la porte de l’écurie. C’est ce que je vis d’abord ; puis, regardant par les fenêtres du rez-de-chaussée, ouvertes au beau soleil, j’aperçus toute la famille à table, le père, la mère, les garçons et les filles, en train de dîner ; il était midi. Les bons plats et les bouteilles ne manquaient pas, ni la belle nappe blanche non plus.

Alors je mis pied à terre, et, jetant la bride à Jacob, j’entrai carrément, le chapeau sur la tête. Tout le monde me regardait étonné, et le père fit mine de se lever en me saluant ; mais sans lui répondre, et m’adressant à son fils aîné d’un ton de maître, je lui dis :

— Dis donc… toi,… grand drôle,… sais-tu bien que le cheval ne fait pas l’homme ? Sais-tu qu’il en coûte de prendre le pas sur un Von Maindorf, de le braver, de lui rire au nez et de courir quand il vous ordonne d’attendre ?

Tous ces gens étaient stupéfaits ; le vieux voulut parler, demander des explications, mais je lui dis : — Taisez-vous !.. Votre fils m’a insulté ;… il a osé frapper mon cheval, je vais lui donner une leçon dont il se souviendra.

En même temps je lui cinglai par la figure deux coups de cravache épouvantables qui le firent hurler comme un chien.

— Que ceci t’apprenne, lui dis-je alors en m’en allant lentement, la différence qu’il y a entre le fils d’un marchand de poisson et le descendant d’une race illustre.

Je sortis au milieu de la consternation générale. Jacob, à cheval devant la fenêtre, avait tout vu, tout entendu. Personne ne bougeait à la maison ; on criait, on se désolait. Je me remis en selle et dis au vétéran : — Allons,… en route !..

Il voulait galoper, mais je le retins en lui répétant : — Au pas !.. on croirait que nous avons peur ! — Et c’est ainsi que nous sortîmes de Vindland ; à la dernière baraque seulement nous reprîmes le trot.

Jacob était muet d’admiration ; il se tenait à distance derrière moi, comme avec le grand-père ; il avait compris que j’étais un Von Maindorf, que l’âge de raison m’était venu et qu’il me devait le respect.

Vers une heure, étant arrivés au château et voyant mon cheval baigné de sueur, je l’essuyai avec soin avant de monter. Jacob était