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complices de son génie. Hélas ! ce n’est pas tout de passer pour heureux, il faut savoir jouir de son bonheur, et pour n’en point jouir il suffit d’avoir des nerfs trop orageux, il suffit de ne pouvoir se défaire d’une mouche qui bourdonne et qui pique, ou de penser trop souvent à Kullmann. M. de Bismarck disait l’autre jour au Reichstag qu’un pfennig vaut un million pour l’homme qui ne l’a pas, et quel homme est assez heureux pour que le budget de son bonheur ne se balance pas par un déficit de quelques pfennigs au moins ?

À mesure qu’on avance dans la lecture du Pro nihilo, on s’aperçoit que l’auteur s’est proposé avant tout d’établir un parallèle en forme entre deux personnages politiques, dont l’un lui est aussi cher que l’autre lui est odieux, et de démontrer à l’Europe abusée que le premier l’emporte infiniment sur le second en prévoyance et en sagacité. Le comte Arnim ou son avocat insinue que M. de Bismarck, quand il publie des documens, s’entend à trier les chiffons, qu’il se fait la part belle, qu’il met en lumière tout ce qui est à son honneur, qu’il garde sous le boisseau tout ce qui est propre à relever les autres. Nous avions inféré des pièces du procès que le comte Arnim est un Prussien de beaucoup d’esprit, mais qu’il a, comme tous les esprits trop vifs, le défaut de ne pas savoir douter. Observateur pénétrant des hommes et des choses, il a vu très juste en beaucoup d’occasions ; mais il a l’imagination mobile, quelquefois un peu trouble, et, lui aussi, il a commis le péché qu’il reproche aux éléphans, et qui consiste à se servir d’une trompe pour ramasser une aiguille. Nous savons aussi que sa plume est fort bien taillée, que son style est rapide et épicé, qu’il possède tous les secrets de la cuisine littéraire, que quelques-unes de ses dépêches sont des mets du plus haut goût. Certain article qu’il fit insérer dans la Gazette de Cologne a prouvé jusqu’à l’évidence qu’il y a en lui l’étoffe d’un journaliste de premier ordre. Les nouveaux documens publiés dans le Pro nihilo nous confirment dans l’impression que nous avions déjà reçue. La pénétration naturelle de l’ex-ambassadeur à Paris se révèle une fois de plus dans son rapport du 27 mai 1873 ; il s’y inscrivait en faux contre les prophéties qui annonçaient une prochaine restauration. « C’est une opinion que je ne partage pas, écrivait-il ; je crois plutôt que la république, c’est-à-dire un état politique sans empereur ni roi héréditaire, a aujourd’hui plus de chances de durée qu’auparavant. » On trouvera aussi des touches heureuses dans le rapport qu’il adressait le 8 juin de la même année à l’empereur Guillaume, pour lui rendre compte de sa première entrevue avec le maréchal de Mac-Mahon, à qui il avait présenté ses nouvelles lettres de créance : « Le maréchal était en uniforme ; il me reçut debout, en présence de son ministre, et me congédia à la façon d’un souverain. J’ai vu peu de Français qui ressemblassent aussi peu à un Français que le duc de Magenta. Si l’assemblée