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de confusions et quelle lutte entre ses opinions anciennes et ses sentimens nouveaux, que d’hommes enfin dans un seul homme ! Il annonçait solennellement, au début de son Histoire, « que rien ne l’avait détourné de la vérité. » Il se prétendait dégagé des partis (liber a partibus) ; mais leur échappe-t-on tout à fait, même quand on s’est séparé d’eux, et n’emporte-t-on pas toujours en les quittant tout un fonds de préférences ou de haines obscures qu’on ne se sait pas dans le cœur et qui influent sur les jugemens ? Il n’est pas possible, quand on a fréquenté les hommes et pris part aux événemens, d’en parler avec indifférence. Les vieilles querelles ne sont jamais si bien apaisées qu’elles ne laissent un levain dans l’âme la plus maîtresse d’elle-même, et, quelque affermi qu’on se croie dans ses sentimens nouveaux, il arrive qu’à l’improviste les plus vieilles impressions se réveillent. Quelle trace avaient laissée dans les œuvres de Salluste ces souvenirs du passé ? Comment s’accommodaient ensemble tant d’opinions et de tendances contraires ? Par quelles insinuations perfides, par quels demi-mots malveillans, par quelles réticences calculées se faisaient jour ces rancunes mal éteintes ? Voilà ce qu’il n’est plus possible aujourd’hui de savoir. On nous dit que, malgré ses protestations d’impartialité, il était trop sévère pour Pompée, c’est ce qui n’est guère surprenant ; mais qui sait si son admiration pour César n’était pas mêlée aussi de quelques réserves ? Que disait-il de ces intrigues obscures dans lesquelles le grand dictateur consuma sa jeunesse ? Et Cicéron, dont il était l’ennemi, qu’il a traité ailleurs avec une froide estime qui aurait assurément plus irrité l’illustre orateur qu’une hostilité ouverte, comment racontait-il sa première apparition au forum et ses débuts triomphans ? De quelle façon jugeait-il Mithridate, Spartacus, ces grands ennemis de Rome qui arrêtèrent sa fortune, et jusqu’à quel point sa générosité naturelle parvenait-elle à l’emporter sur ses préjugés nationaux ? On ne le saura jamais, je le répète, et aucun prodige de divination ne peut nous l’apprendre. C’est ce qui rendait l’entreprise de De Brosses impossible. Il a bien pu, par un effort prodigieux de travail, recueillir chez les autres écrivains à peu près tous les faits que l’Histoire de Salluste devait contenir ; il en a pour ainsi dire rétabli la matière, mais il ne pouvait pas nous en rendre l’esprit ; il n’a pas retrouvé ce tour particulier de ses récits ni ces appréciations pénétrantes sur les faits et sur les hommes qui sont en réalité la vie d’un ouvrage. Pour remplacer ce qui n’existait plus, ce qu’on ne pouvait se flatter de refaire, il ne s’est pas fié à lui-même, il a emprunté les sentimens des autres historiens, d’Appien, de Plutarque, essayant de les accorder quand ils ne s’entendent pas, et prenant en toute chose l’opinion moyenne de l’antiquité ; il a dit des personnages dont il racontait l’histoire ce qu’un homme