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bien surprenante chez un esprit si perspicace, et qui aurait dû voir à certains indices qu’autour de lui la science était en train de se renouveler et de se rajeunir. En 1770, quand De Brosses écrivait ces paroles étranges, Anquetil-Duperron avait déjà rapporté en France les livres sacrés des Persans ; déjà les Anglais commençaient à étudier les langues anciennes de l’Inde, et les résultats de ces premières études n’étaient pas restés étrangers à Voltaire, qui avait vaguement pressenti que des lumières nouvelles nous arrivaient de l’Orient. Pour nous en tenir à l’antiquité classique, n’est-il pas curieux qu’au moment où De Brosses déclare d’un ton si décidé que tout est fini, tout recommence ? Des découvertes importantes dont il avait été témoin et qu’il a signalées le premier apportent des ressources nouvelles pour mieux connaître la vie antique et rétablir les anciens textes dans leur intégrité. Il avait vu à Milan déchiffrer les premiers palimpsestes ; à Naples, il avait assisté aux premières fouilles d’Herculanum.. Est-il possible de comprendre qu’avec son goût naturel pour l’érudition il n’ait pas prévu quelques-unes des conséquences qu’allaient avoir ces grandes découvertes ? Comment se fait-il que, malgré ses velléités d’indépendance, il ait laissé sur lui tant de prise aux opinions de son temps, qu’il soit devenu incapable d’entrevoir et d’annoncer le grand avenir réservé à la science ?

Le séjour de la province, on le voit, ne lui a guère profité. Il n’a pas suffi à le défendre de cette servitude des préjugés populaires à laquelle il est si difficile d’échapper. De Brosses gronde quelquefois son siècle, mais en somme il le subit ; il en accepte même les sentimens qui lui sont au fond le plus contraires. Son exemple est peu favorable à ceux qui prétendent que, si les écrivains fuyaient Paris et restaient chez eux, ils auraient plus de chance de conserver l’originalité de leurs opinions et le tour naturel de leur esprit. Ce qui lui manque le plus, c’est précisément d’être original et d’avoir une façon de penser ou d’écrire qui lui soit propre. On a beau chercher dans ses ouvrages, on ne voit pas quelles sont les qualités qu’il doit au pays où il a voulu passer sa vie ; il est possible au contraire de signaler quelques défauts qu’il aurait peut-être évités, s’il avait écrit dans un autre milieu, en sorte qu’au lieu de le féliciter de n’avoir pas quitté sa province, je crois bien qu’il faut dire avec M. Villemain « qu’il lui a manqué de vivre à Paris. »


GASTON BOISSIER.