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commune en de semblables sujets, et, ce qui est encore plus rare, intéressante. Il a fort bien vu que l’écueil du genre, c’est l’ennui. On a beau dire que les passions sont les mêmes à la campagne qu’à la ville, encore faut-il tenir compte de l’expression qu’elles revêtent, et c’est justement cet élément d’intérêt qui fait défaut quand on fait parler le paysan, c’est-à-dire le moins expansif des êtres dans les choses qui relèvent du sentiment, et le moins varié dans la forme qu’il donne à sa pensée. Aussi l’auteur a-t-il mis ses principaux personnages un peu au-dessus du niveau commun. Bathsheba n’est pas seulement la nièce d’un de ces fermiers comme on n’en voit qu’en Angleterre, qui conduisent la charrue le matin et qui le soir, les pieds sur un bon tapis, lisent une revue ou un journal ; elle est encore une manière d’institutrice manquée, et si elle trait les vaches, c’est qu’on l’a trouvée, non sans raison, un peu sauvage pour élever les enfans. Quant à Gabriel, il a lu et relu toute sa bibliothèque : le Chirurgien vétérinaire, le Paradis perdu, le Voyage du pèlerin, un traité d’arithmétique et Robinson Crusoé. De plus il joue de la flûte, et rien de ce qui concerne les brebis et les champs ne lui est étranger. Oak et Bathsheba peuvent donc s’aimer tant qu’ils voudront : nous sommes sûrs que, s’ils ont quelque chose à dire, ils sauront bien le dire, l’un avec sa gaucherie piquante et l’autre avec une coquetterie naïve dont l’ignorance et le désir de plaire font tout le charme. Nulle part ce contraste n’est mieux marqué que dans la jolie scène où M. Hardy nous a montré le berger venant frapper, peu de temps après avoir été sauvé par elle, à la porte de sa bienfaitrice. Huit jours ont suffi pour mettre dans son cœur honnête une passion qui ne s’éteindra pas, et il s’est assuré que, si la jeune fille ne devient pas sa femme, il ne sera plus bon à rien sur la terre. En conséquence, sous le poétique prétexte d’offrir à Bathsheba un petit agneau qui a perdu sa mère, il arrive, et tout d’abord découvre sans ambages l’objet de sa visite à la tante de celle qu’il aime. Une chose surtout l’inquiète, c’est de savoir si Bathsheba n’aurait point par hasard quelque amoureux déjà. La tante, pour faire, en bonne parente, valoir sa nièce, répond qu’elle n’en sait rien, mais que, faite comme elle est, elle doit bien en avoir au moins une douzaine.

« — C’est tant pis, dit le fermier Oak contemplant avec tristesse une des crevasses du plancher. Je ne suis qu’un homme ordinaire, et je n’avais qu’une chance, celle d’arriver le premier ; aussi vais-je m’en retourner chez moi, madame.

« Quand Gabriel eut fait environ cent pas le long de la dune, il entendit pousser derrière lui un hé ! hé ! dans une note suraiguë. Il regarda et vit une fille qui courait après lui en agitant un mouchoir blanc. C’était Bathsheba Everdene. Le teint foncé de Gabriel