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peu à peu semblable à un chêne décharné, sur les branches duquel aucun oiseau ne vient plus chanter, et que le rude vent du doute peut à peine agiter encore... Un beau soir, je me suis dit : « Il est impossible que tu continues à vivre de la sorte; il te faut donc ou mourir ou changer d’esprit. » Or mourir avant son heure étant toujours une sottise, j’ai préféré changer de méthode. Au lieu de chercher à dévorer d’un seul coup le grand livre de la nature, je me suis résigné à en déchiffrer mot par mot une toute petite page, et j’ai choisi la page des coléoptères. Depuis ce moment-là, ma vie s’est transformée, chaque heure m’apporte une émotion nouvelle, chaque brin d’herbe est l’occasion d’une trouvaille précieuse... Tiens, l’autre jour, j’ai éprouvé un vrai ravissement en découvrant le clavigère[1], un insecte aveugle qui passe sa vie au fond d’une fourmilière, et dont les fourmis abusent en composant je ne sais quel philtre avec la liqueur qu’il sécrète... Demain, si tu veux, au lieu de partir pour l’Argonne, nous nous promènerons à travers le Bassigny, à la recherche de la chrysomèle du millepertuis, et je te ferai voir de jolies choses...

— Le Bassigny! m’écriai-je, mais c’est un bon tiers de la Haute-Marne, c’est Andelot, Langres, Châteauvillain, Vignory... Un bien vaste champ pour y découvrir un coléoptère gros comme un pois !

— Fie-toi à moi. Tu sais, il y a pour le poète des jours de verve où il se sent capable de mener à bien tout un poème; il y a aussi de ces heures d’or où le naturaliste pressent qu’il va faire une trouvaille : je suis dans un de ces momens-là.

— Va pour le Bassigny... Si nous commencions par visiter sa capitale ?

Nous sortîmes. Les villes d’un département sont un peu comme les plantes d’une même famille; elles ont dans leur physionomie certains traits qui révèlent la parenté commune. La Haute-Marne a la spécialité des villes haut perchées, silencieuses, austères et rébarbatives : — Chaumont, Langres, Bourmont. Dans ces trois localités, mêmes rues froides sans cesse balayées par un rude vent de bise, même population taciturne, même mine renfrognée et inhospitalière en apparence. Seulement Langres tient plus particulièrement du séminaire et de la caserne, Bourmont donne surtout l’impression d’un couvent et d’une geôle; à Chaumont, le caractère domestique et intime domine. C’est une ville de bourgeois, mais de bourgeois casaniers, peu communicatifs, aimant à cacher leur vie, comme le sage, et à fuir l’œil indiscret des promeneurs. Presque toutes les maisons sont précédées d’une cour humide et sombre,

  1. Claviger testaceus, famille des Pselaphidœ.