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pour être envoyé de loin sans explication et commentaire de vive voix, d’ailleurs très inoffensif, sois-en sûr, pour la religion et la monarchie. C’est purement littéraire. » Dans une autre lettre, postérieure de plus d’une année, il disait encore, après avoir parlé du vague des passions : « C’est ce que, dans mes momens de demi-loisir, j’ai essayé de peindre dans mes poésies, que j’ai toujours eu pudeur de te faire lire, et que je te prie de ne pas connaître avant que moi-même je ne t’aie vu et expliqué bien des choses. »

Cette pudeur honorable qui empêchait Sainte-Beuve d’envoyer ses poésies à l’abbé Barbe, Joseph Delorme est loin de l’éprouver vis-à-vis du public. Il serait difficile de pousser plus loin qu’il ne l’a fait l’intimité de certaines confidences. Je doute cependant que de nos jours le scandale de cette publication eût été aussi grand. Depuis la mort de Joseph Delorme, on nous a confié tant et de si étranges choses ! D’ailleurs ce qui choquait beaucoup d’esprits littéraires, c’était moins le récit souvent brutal des entraînemens de Joseph Delorme que l’inspiration et le ton général de ses poésies. Quelle témérité d’abord et quel défi en quelque sorte d’avoir accolé de propos délibéré deux noms aussi foncièrement bourgeois, pour en baptiser un personnage dont on prétendait couronner la mémoire d’une auréole poétique ! N’était-ce pas en apparence une protestation contre ces douleurs aristocratiques dont l’étalage si bruyant avait rempli le commencement du siècle ? Sainte-Beuve, qui n’aimait pas les façons de grand seigneur, avait ressenti peut-être une secrète impatience contre cette prétention féodale à confisquer le domaine de la mélancolie. René, Manfred, Adolphe, tous de noble race ! Werther lui-même peut endurer quelques affronts dans les salons du comte de C…, mais, à tout prendre, c’est un diplomate. Pourquoi la petite bourgeoisie n’aurait-elle pas aussi ses désespérés, et pourquoi une grande douleur ne se cacherait-elle pas au fond d’une condition mesquine ? Cette prétention démocratique dans un temps où les passions littéraires étaient aussi vivement surexcitées ne pouvait passer inaperçue, et l’impatience qu’elle causa à certains esprits se traduisit par le mot de M. Guizot, rapporté tout à l’heure : Werther carabin. Sainte-Beuve n’avait d’ailleurs rien fait pour se ménager la bienveillance de ceux qui tenaient pour les traditions de notre ancienne poésie. Jamais la hardiesse des procédés nouveaux de versification, des césures et des enjambemens n’avait été poussée si loin. De là les colères qu’on peut penser dans le camp des classiques ; mais de là aussi, dans l’autre parti, des élans d’admiration après lesquels, il faut en convenir, l’auteur était bien pardonnable de concevoir certaines illusions. L’enthousiasme d’Alfred de Vigny ne connaissait pas de bornes. « Votre Joseph Delorme m’empêche d’écrire ; il m’empêche