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remonter plus haut, jusqu’à la source même de tout art et de toute poésie, pour trouver l’origine véritable des inspirations religieuses de Sainte-Beuve ? Au surplus, laissons-le parler lui-même. En 1869, à la fin d’un article sur La Rochefoucauld publié pour la première fois en 1840, il ajoutait cette note : « Ma première jeunesse, du moment que j’avais commencé à réfléchir, avait été toute philosophique, et d’une philosophie toute positive, en accord avec les études physiologiques et médicales auxquelles je me destinais ; mais orne grave affection morale, un grand trouble de sensibilité était intervenu vers 1829 et avait produit une vraie déviation dans l’ordre de mes idées. Mon recueil de poésies, les Consolations et d’autres écrits qui suivirent, notamment Volupté et les premiers volumes de Port-Royale témoignaient assez de cette disposition inquiète et émue qui admettait une part notable de mysticisme. »

Il ne faut pas reculer plus longtemps devant le mot propre : c’est par l’amour que Sainte-Beuve est arrivé à la religion. Il n’est ni le seul, ni le premier, qui y ait été conduit par cette voie. Je ne voudrais rien dire en cette matière qui eût l’apparence d’un paradoxe, ni surtout d’une irrévérence ; mais j’ai toujours trouvé passablement superficielles et trompeuses les distinctions que nos moralistes établissent communément entre les divers sentimens affectueux du cœur humain. L’amitié n’est pas si différente qu’on le croit de l’amour, ni l’amour de la créature de l’amour du Créateur. Ce qui diffère profondément, radicalement, ce sont les âmes dont ces divers sentimens s’emparent tour à tour, ce sont, pour parler un langage d’école, les sujets passifs de ces affections. Telle de ces âmes apportera toujours dans l’amitié toute l’agitation de l’amour, telle autre conservera dans l’amour la tranquillité de l’amitié. La langue que nous parlons est plus vraie dans sa pauvreté et sa confusion que les moralistes dans leurs subtilités, lorsqu’elle emploie sans distinction le verbe aimer. Au fond de tout cela, il y a des questions d’âge, de nature et, il faut en convenir, de tempérament ; mais le principe de toutes les affections reste le même, et Bossuet, qui se connaissait aux sentimens humains, n’hésite pas à faire découler de l’amour tous les mouvemens bons et mauvais de notre âme. Il en est de même de l’amour de Dieu ; c’est le sentiment humain, purifié, exalté, transformé, et cependant toujours reconnaissable à ses traits principaux. Cependant il est certaines âmes pures et privilégiées qui se sont enflammées du premier coup pour l’objet le plus élevé qui pût être offert à leur affection, et qui se sont consacrées tout entières à cet objet sans partage et sans retour. Ce sont là les vrais mystiques, saints et saintes, auxquels la doctrine catholique, large et compréhensive, quoi qu’on en dise, a ouvert dans l’enceinte de l’église