Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/197

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gouverneur ; mais je tombe de Charybde en Scylla : à peine a-t-il appris mes fonctions auprès du gouvernement, qu’il veut m’utiliser comme juge d’instruction, et mes vacances sont sur le point de se transformer en une session de cour d’assises. J’esquive ce fâcheux honneur par une allusion aux termes de mon passeport, qui déclare ma santé fortement atteinte. Il est bon de savoir que le gouvernement s’est plu cette année à refuser aux étrangers les passeports qu’ils obtenaient autrefois ; quant à ses fonctionnaires européens, qu’il n’a pas voulu molester, il leur a délivré des passes de complaisance, mais dans une forme déterminée et commune à tous, et, pour ma part, il a fallu qu’un médecin signât et qu’un ministre contresignât, en dépit de l’évidence, que j’étais atteint d’une anémie générale, ou, pour traduire exactement l’expression japonaise, que mon sang s’était changé en eau ; les officiers à qui je suis obligé de montrer en route cet invraisemblable certificat me regardent de travers en se demandant s’ils n’ont pas affaire à quelque faussaire.

Me voici présenté au capitaine Blakiston, et à mes embarras du premier moment succède le charme de cette large et facile hospitalité qu’on ne connaît que dans ces lointains climats. Il existe à Hakodaté, comme dans tous les ports ouverts, une autorité étrangère, celle des consuls, et une autorité indigène, celle du gouverneur, mais on n’y reconnaît qu’une royauté, c’est celle qu’exerce le capitaine Blakiston, on her majesty’s service. Marcheur infatigable, voyageur intrépide, il est le seul qui ait bien exploré cette île, que les Japonais eux-mêmes connaissent fort médiocrement ; c’est donc une rare fortune que mon arrivée concorde précisément avec une excursion qu’il se propose de faire et me permette ainsi de débuter sous les auspices d’un guide éclairé et d’un aimable compagnon.

Le 15 de bon matin, nous nous mettions en route, montés sur de petits chevaux ardens, solides, trapus, qui se reposent du trot en galopant. C’est une race particulière à Hakodaté, qu’on ne retrouve presque plus nulle part dans l’intérieur de l’île : aussi cette première journée préparait-elle des illusions qui durent s’envoler au second relais. La route nouvelle, tracée par les soins du kayetakushi, c’est ainsi qu’on appelle le département chargé de la colonisation de Yézo, présente la largeur de nos routes de première classe, c’est plus qu’il n’en faut dans un pays où ne circulent que des chevaux et des piétons ; en revanche, les nombreux cours d’eau qui la traversent, devenus à chaque grande pluie autant de torrens, emportent les ponts, et les cavaliers sont obligés de passer à gué dans le lit même des ruisseaux. De plus les chevaux du pays, habitués à se suivre par longues files et à placer le pied dans la trace laissée par leurs devanciers, ont creusé dans le terrain argileux ces ornières