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Sainte-Beuve celle d’Armand Carrel, sous la direction duquel il écrivit pendant trois ans dans le National des articles, non pas seulement de littérature, mais de politique. Ce dut être une singulière relation que celle ainsi nouée plutôt par le hasard que par la sympathie personnelle entre le journaliste batailleur et chevaleresque, libéral dans ses doctrines, autoritaire dans ses procédés, que le parti républicain allait bientôt saluer comme son chef, et le critique souple, insinuant, timide de caractère, hardi, mais mobile d’esprit, qui venait de publier les Consolations et qui préparait Volupté. En mère prudente, Mme Sainte-Beuve s’inquiétait de l’intimité de leurs rapports. Armand Carrel venait chez Sainte-Beuve à toutes les heures du jour ou de la nuit, et Mme Sainte-Beuve redoutait que cette camaraderie publiquement affichée avec le bouillant journaliste ne compromît l’avenir de son fils. Dans les articles que Sainte-Beuve a consacrés, au mois de mai 1852, à la mémoire d’Armand Carrel, il a soigneusement voilé l’intimité de cette relation, et il a complètement passé sous silence sa collaboration au National. L’heure n’était pas propice en effet pour rappeler les souvenirs de ce passé républicain. Rendons-lui cependant cette justice : pour un ancien ami, Sainte-Beuve n’a pas dit trop de mal d’Armand Carrel dans ses articles. Il a montré avec beaucoup de finesse et de précision les phases successives par lesquelles cet esprit inconsistant avait progressivement passé de ce qu’il appelait lui-même « la jeune royauté consentie » à la république à demi insurrectionnelle ; mais il aurait été fort en peine d’expliquer pourquoi il avait cru devoir le suivre docilement dans toutes ses évolutions et se faire un instant républicain avec lui sans avoir pour excuse la vivacité de tempérament et l’humeur belliqueuse qui rendaient particulièrement antipathique à Armand Carrel la politique résolument pacifique suivie par Casimir Perier. La vérité est que la nature malléable de Sainte-Beuve n’avait pas su résister à la pression de la main vigoureuse d’Armand Carrel. Peut-être eût-elle conservé assez longtemps encore cette empreinte, si au bout de trois ans une circonstance fortuite ne l’eût fait brusquement disparaître. Dans une querelle mesquine qui lui fut suscitée par deux des principaux chefs du parti républicain, MM. Jules Bastide et Raspail, à propos d’un article sur Ballanche, Sainte-Beuve trouva que Carrel n’avait pas pris assez franchement son parti. Carrel n’eut pas le courage de défendre l’indépendance littéraire de son collaborateur, qu’on accusait d’avoir trahi la cause républicaine par l’impartialité de ses jugemens sur la restauration. Piqué au vif, Sainte-Beuve « se délia, » suivant ses propres expressions, et il rompit ses attaches avec le parti républicain, non sans exciter peut-être en secret l’envie d’Armand Carrel, qui, peu de temps