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procès de Moreau, ne peut échapper à une sentence plus terrible qu’en acceptant son exil à Blois, quand Amaury demeure seul à Paris sous le prétexte de continuer les relations avec les amis politiques de M. de Couaën, il tombe de plus en plus sous l’influence de Mme R… Dans cette liaison nouvelle, il s’efforce de réaliser l’idéal qu’il n’a pu encore atteindre, et que lui-même définit assez brutalement. Il poursuit cet idéal avec une passion, avec une âpreté que le respect de Mme de Couaën retenait chez lui, sans cependant parvenir à renoncer complètement à elle, et de son côté Mme R…, qui sent vaguement qu’elle ne possède pas tout entier le cœur d’Amaury, ne consent pas non plus à se donner à lui tout entière ; mais un jour vient où cette douloureuse complication s’éclaircit. Les circonstances conduisent en même temps à Paris les trois femmes qui ont rempli en quelque sorte à la fois et successivement le cœur d’Amaury, Mlle Amélie, résignée et fière dans sa douceur, Mme de Couaën, accablée sous la mort d’un de ses enfans et sous la douleur silencieuse que lui a causée l’abandon d’Amaury, Mme R… dévorée par une jalousie dont elle ne connaît pas bien l’objet. Le hasard les réunit dans la même chambre, en présence d’Amaury confus. Aucune parole n’est échangée entre elles. Un regard leur a suffi pour éclaircir leurs doutes et pour deviner que chacune d’elles a eu dans les deux autres une rivale, dont aucune n’a cependant possédé tout entier le cœur qu’elles se disputaient. Mme R… sort la première de la chambre ; Mme de Couaën et Mlle Amélie s’embrassent au contraire silencieusement en présence d’Amaury, qui se sent écrasé sous la compassion de leur mépris.

Si Sainte-Beuve avait terminé son récit par cette scène, la popularité littéraire de son œuvre eût été peut-être beaucoup plus grande ; mais nous avons assisté à la victoire de la volupté sur la grâce, il nous faut assister maintenant à la revanche de la grâce sur la volupté. Pour nous donner ce spectacle, Amaury entre au séminaire. Il faut convenir que le tournant est un peu brusque. Chercher dans la plus austère des vocations la consolation des mécomptes qu’on a rencontrés dans la poursuite d’un idéal aussi terrestre que celui d’Amaury, c’est choisir un remède bien extrême pour un mal d’une nature après tout assez guérissable. Pourtant ne disputons pas trop sur la donnée, ne voyons que la mise en œuvre. Cette seconde partie du roman, si profondément distincte de la première, à laquelle elle se rattache avec un art et des nuances infinies, ne mérite pas d’être lue avec moins de curiosité et d’attrait. Les profondeurs de repentir, les douceurs du sentiment religieux, les effets de l’action calmante du séminaire, n’y sont pas analysés avec moins de charme, de vérité et d’apparente connaissance de cause