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politique moderne quelque chose de sa détestable phraséologie, par la critique de combat. Il s’était jeté au plus fort de la mêlée romantique ; il avait rompu des lances à côté de ses amis engagés dans la bataille ; il les avait vigoureusement soutenus, et pour mieux leur prêter appui il avait porté parfois l’attaque et le désordre dans le camp de leurs adversaires. Toutefois, même dans cette première période de vivacité et d’engouement, sa critique se distingue encore par un certain caractère de réserve prudente qui l’avertit de ne point s’engager trop avant dans la bataille de peur d’y rester prisonnier. J’ai déjà fait remarquer l’indifférence avec laquelle il avait paru envisager l’issue de la campagne de rénovation dramatique entreprise par les romantiques. En même temps il faisait ce qu’on peut appeler de la critique d’initiation. Très versé dans toutes les petites coteries littéraires du temps, toujours à l’affût des productions nouvelles qui pouvaient paraître en dehors de ces coteries, il n’y avait guère d’œuvre de quelque mérite dont il ne donnât la primeur au public Le mérite d’un livre était déjà révélé par lui, les parties saillantes et dignes d’admiration étaient déjà signalées à l’attention avant que les premiers exemplaires n’eussent passé de main en main. Sainte-Beuve eut souvent la gloire de devancer de la sorte les arrêts du public, et de voir ses jugemens ratifiés par lui. C’est ainsi qu’il signala au lendemain de la publication d’Indiana le génie romanesque de George Sand, dont la réputation, au milieu des contestations soulevées par l’apparition de Lélia, trouva plus tard en lui un vigoureux champion. On pourrait relever, dans les articles publiés par Sainte-Beuve à cette date, alors qu’il avait à peine trente ans, bien des marques non moins sûres de son goût littéraire, et il est bien peu de ses jugemens que le temps et l’opinion publique n’aient pas sanctionnés depuis dans leurs éloges comme dans leurs réserves.

Toutefois la critique de Sainte-Beuve manquait au début d’une certaine largeur que ne lui permettait guère d’acquérir la brièveté même de ces articles et le cadre étroit du journal (le Globe ou plus souvent le National) où ils étaient insérés. Pour donner à sa méthode critique les développemens qu’elle comportait, il lui fallait un recueil grave et indépendant, placé au-dessus des coteries littéraires et des querelles d’école, d’où il pût s’adresser au véritable public des hommes de goût par-dessus la tête des hommes de lettres. Il eut la bonne fortune, alors que le Globe, lui échappait, de voir s’ouvrir devant lui cette chaire de littérature critique dans la Revue des Deux Mondes, à la fortune littéraire de laquelle il fut dès le lendemain de la fondation du recueil appelé à concourir. La collaboration de Sainte-Beuve à la Revue dura, avec des périodes intermittentes d’activité et