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conscience chrétienne relevait en les tempérant les séductions. Une secrète mélancolie qu’entretenaient chez elle de cruelles souffrances physiques n’enlevait rien à l’affabilité et à l’enjouement de sa perpétuelle bonne grâce. Une circonstance assez originale noua leur intimité. Sainte-Beuve avait prêté à Mme d’Arbouville ses Poésies, alors bien oubliées, de Joseph Delorme, sans lui dire quel en était le véritable auteur. Mme d’Arbouville répondit à cet envoi par un jugement sévère moins sur les poésies que sur l’auteur lui-même, auquel elle adressait pourtant quelques conseils qu’elle chargeait Sainte-Beuve de lui transmettre. Sainte-Beuve répondit à ce jugement par une longue lettre de justification, qui fut sans doute trouvée suffisante, car il eut l’honneur d’occuper une large place dans le cœur et dans les affections de Mme d’Arbouville, déjà sur le déclin de l’âge et de la vie. « Elle a été pendant dix ans, disait Sainte-Beuve, ma meilleure, mon unique amie. » Quand elle succomba aux atteintes du mal qui la dévorait, il refusa de se charger d’un article qu’on désirait voir consacrer à sa mémoire. Le sujet lui tenait de trop près au cœur, et il ne voulait pas élever son tombeau de ses propres mains. On ne trouve point en effet dans toute l’œuvre de Sainte-Beuve un souvenir consacré à la mémoire de Mme d’Arbouville, sauf ces quelques mots perdus au bas d’une page : « Mme d’Arbouville, une femme que l’avenir aussi connaîtra. » Cependant il m’est impossible de ne point croire qu’elle était présente à son esprit et à son cœur lorsqu’il écrivait cette pensée qui termine le dernier volume de ses Portraits contemporains : « le soir de la vie appartient de droit à celle à qui l’on a dû le dernier rayon. »

L’avenir n’a point connu Mme d’Arbouville aussi bien que l’espérait dans son exaltation l’amitié de Sainte-Beuve ; elle mérite pourtant de vivre, non-seulement par les œuvres qu’elle-même a laissées, mais par l’influence qu’elle a exercée sur le talent de Sainte-Beuve, influence élevée, morale, chrétienne, assez semblable à celle qu’à une autre époque M. Vinet avait eue sur lui. Sainte-Beuve acquit dans ce commerce avec un esprit féminin une sagacité plus délicate, plus sensible, plus pénétrante dans l’analyse des sentimens du cœur ; on en retrouve la trace dans ses études sur Mlle Aïssé, sur Mme de Krudner, sur Mme de Charrière. C’est à propos des articles composés par lui sous cette inspiration qu’il put dire avec vérité : « J’ai introduit l’élégie dans la critique. » Il est difficile aussi de ne pas croire que la jolie petite nouvelle intitulée Christel, si différente, dans sa pureté un peu langoureuse, des pages brûlantes de Volupté, ne lui ait pas été dictée par un souvenir inavoué de Résignation. En même temps la fréquentation assidue de la société de