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service des « infermes, » remparts vivans du monde menacé, ils sont tombés par milliers de ces murailles sous les flèches tartares, mourant pour défendre leur croix. Je sais qu’il est de mode dans plus d’une école historique de condamner en masse les guerres chrétiennes, c’est-à-dire la défense séculaire de l’Occident contre la barbarie, et de biffer le long martyrologe qui va de Pierre l’Ermite à Villiers de l’Isle-Adam ; mais, si les historiens qui du fond de leur cabinet décrètent les croisés de folie avaient suivi, comme moi, leurs traces de Nicée à Damiette et retrouvé dans toute l’Asie le vivant respect de notre plus honnête et plus vaillante gloire, ils les salueraient sans doute, comme je fais, de leur piété la plus émue.

Nous quittons Rhodes sur le soir et regardons longtemps s’enfoncer dans la mer la jeune ville turque, ses vieilles murailles franques, ses hauts palmiers et ses riantes campagnes.


Chypre, 6 novembre.

Je n’ai pas « sailli de mon lit tout deschaux, » comme le bon saint Louis, pour voir Chypre. Il est vrai que ma nef n’a touché aucun écueil, et que je me suis trouvé tranquillement mouillé, à mon réveil, en face d’une côte nue et sablonneuse, au pied de falaises carrées, sans végétation et sans grâce. Au bord de la mer, la marine, rangée de maisons grises avec des estacades en bois ; à un kilomètre en arrière, la ville de Larnaka, signalée par quelques clochers à figure italienne sous leur crépi de chaux oriental et ponctuée de rares palmiers. Nous descendons à terre, et nous nous rendons au consulat : on nous dit à la chancellerie que notre agent est à sa maison de Larnaka. Les rues et le bazar de la marine sont assez vivans ; nous y trouvons un grand mouvement de grains, de vins et de cotons. En revanche, Larnaka est la ville des Sept-Dor-mans. Rien de triste comme ces maisons en cailloux et en torchis, grises, carrées et plates, au bord de ces rues désertes. Dans quelques-unes cependant, habitations des consuls ou des riches négocians, on trouve, en franchissant ces murs silencieux, une sorte de patio à l’arabe, en forme de cloître, entourant d’arcades latérales une grande cour, tout ombreuse et parfumée de lauriers, de grenadiers, d’orangers, et de myrtes. A la maison consulaire, une vieille Grecque, à figure d’oiseau de proie en cire blanche, nous annonce que son maître est parti pour le port ; nous y retournons entre de maigres jardins de nopals et de lauriers-roses, et des labours poudreux qui rappellent la Champagne pouilleuse. Tout ce que nous voyons, murs, maisons, végétaux, sol des rues, semble s’émietter en poussière blanche sous l’action d’une inexorable sécheresse : les