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cataractes du ciel s’effondreraient sur l’île sans éteindre les ardeurs de cette terre altérée depuis le commencement des siècles.

Le consul nous reçoit, et nous causons de l’état de l’île. On m’apporte des « antiquités. » J’achète pour quelques piastres des têtes et des bustes, les uns frustes et hiératiques, produits monstrueux de l’art phénicien, les autres délicats et charmans, drapés avec toute la science et la noblesse attiques, fils légitimes du génie grec.

Je ne sais point d’étude plus curieuse que celle de l’art chypriote, plus propre à éclairer les origines et la formation de l’art grec. À sa lumière, on acquiert la conviction que les arts de la Grèce lui sont venus non pas, comme on l’a tant dit, d’Égypte ou d’Asie-Mineure, mais surtout de Phénicie et d’Assyrie, par les îles de la Méditerranée, ces étapes intermédiaires où se sont rencontrées les deux races. Les colonies asiatiques apportaient là, avec leurs procédés de travail primitifs et imparfaits, leur idéal religieux, conventionnel et barbare ; le génie hellène, naturaliste, souple et fin, s’emparait de ces rudimens et les rapportait chez lui transformés et perfectionnés. Entrez dans notre salle chypriote au Louvre et suivez attentivement cette série de têtes, de bustes, de fragmens, de vases, si ingénieusement disposés à l’appui de la thèse que je viens d’énoncer ; une gradation insensible vous mènera de faces informes, grotesques, ouvrages des potiers phéniciens, assyriens peut-être, jusqu’aux purs et nobles profils du siècle de Phidias. Sans sortir de cette chambre, il semble qu’on suive avec un guide certain l’essor du génie humain descendant des plaines de la Mésopotamie aux côtes de la Grèce, pour rayonner de là sur tout l’Occident. Le consul d’Amérique, M. Cesnola, vient de découvrir à Golgos, dans des temples enfouis, des statues de grandeur naturelle, des fragmens d’architecture, des tombeaux, des restes de tout genre et d’un haut intérêt, destinés à appuyer ces idées par des argumens nouveaux.

On nous apporte aussi de ces verreries délicates, aux reflets irisés, que tout le monde connaît. Ces jeux de lumière sont dus à la lente décomposition des couches supérieures du verre. Ces fragiles objets, qu’on trouve dans l’île en très grand nombre, sont bien la plus écrasante ironie que je sache. De ces races fortes et puissantes entre toutes, Phéniciens, Égyptiens, Grecs, Romains, qui ont passé là avec leurs civilisations, leurs monumens, leurs littératures, leurs religions, leurs arts, le meilleur et plus complet témoin qui nous reste, c’est une feuille de verre tombant en poussière sous le doigt. Peut-être qu’un grand ancien, un conquérant, un orateur ou un poète, a tenu ce verre que voilà, croyant qu’il lui servirait une heure et escomptant pour lui-même l’immortalité : or le nom