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de l’homme est perdu depuis des milliers d’années, et le verre est là entier dans ma main ! Éternelle vanité des efforts de l’homme pour se survivre à lui-même ! Le vieux Montaigne a raison, qui « loue une vie glissante, sombre et muette. »

Nous visitons l’église grecque, de construction franque, à lourds piliers percés d’espèces de portes cintrées et supportant des arcatures romanes. On y montre dans une crypte le tombeau de saint Lazare ; je n’ai pas d’objections à y faire. Les villes curieuses qu’il faudrait voir sont Nicosie et Famagouste : cette dernière surtout est restée, paraît-il, figée dans la désolation du premier jour de la conquête. Les mêmes canons sont braqués dans les mêmes embrasures, et il n’a pas été dérangé une pierre aux brèches depuis l’assaut des soldats de Sélim.

Nous revenons nous embarquer à travers de grands magasins de blé, qui me rappellent la naïve admiration de Joinville devant les approvisionnemens faits dans l’île pour les croisés : « les fourmens et les orges mis par monciaux emmi les champs, et quand on les véoit, il sembloit que ce feussent montaignes. » Cette terre est toute pleine des souvenirs de saint Louis, qui y passa l’hiver de 1248-4249. Que d’autres souvenirs encore de l’épopée chrétienne dans l’île renégate : les barons français et les patriciennes de Venise, Guy de Lusignan et Catherine Cornaro ! — Nous achetons du « vin de commanderie, » âgé de cinquante ans, à ce que prétend le propriétaire de la cave ; il nous fait goûter ses divers crus, et, comme j’élève des doutes sur la sécurité d’une pareille étude pour des gens à jeun, kamni kalo to proï, me dit-il avec assurance, « cela fait du bien le matin. »

Nous partons à la nuit tombante, guidés par le feu du mont Sainte-Croix, l’ancien mont de Vénus. Les bons pèlerins du moyen âge croyaient que la terrible déesse habitait encore ce sommet en fort joyeuse compagnie, et particulièrement avec le héros souabe à qui Richard Wagner a fait une retentissante notoriété. Écoutez plutôt le récit du cordelier d’Ulin dans son Evagatorium : « Le bruit court parmi le peuple, en Allemagne, qu’un noble de Souabe, appelé Danhuser, de Danhusen, ville près de Dünkelspuckel, vécut quelque temps sur cette montagne avec Vénus. Pressé par le remords, il vint se confesser au pape ; mais, l’absolution lui étant refusée, il retourna sur la montagne et ne reparut plus ; il y vit, dit-on, dans les délices, jusqu’au jour du jugement… Pourtant Vénus est morte et damnée sans aucun doute. »

Tandis que je relis les adorables récits et le latin baroque du frère Faber, pèlerin de la fin du XVe siècle, qui a écrit sur la Palestine, en 1483, la plus curieuse peut-être des relations que nous