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est absolue. On retrouve partout, sous ces costumes variés et fantaisistes, avec quelques modifications de famille et de tribu, la haute et maigre stature, les muscles d’acier, le front large et saillant du Sémite. Voici des Druses noblement drapés dans leurs abayes, des cheiks damasquins, des Bédouins plus chétifs et sordides, des Grecs (on appelle improprement de ce nom en Syrie les Arabes de religion orthodoxe), des gens de la Montagne et du désert ; mais l’élément maronite est celui qui domine dans le commerce.

Les musulmanes et les jeunes filles chrétiennes sont entièrement voilées, les mères de famille sont décolletées d’une façon qui, j’en appelle à tous les voyageurs en Syrie, n’offre rien d’attrayant. En traversant le quartier juif, nous rencontrons quelques jeunes filles d’une beauté caractéristique ; mieux que dans la hideuse juiverie constantinopolitaine, ces femmes ont gardé avec une fidélité merveilleuse le galbe et l’expression de visage connus sous le nom de type juif ; tel les plus anciens documens nous le font connaître, tel la tradition l’a fixé dans les modèles des vieux maîtres, tel je le retrouve ici : grands yeux, sombres et doux, ovale fin et mat, grâce impérieuse et sauvage, ainsi devait être Esther affrontant le jugement d’Assuérus.

A la tombée de la nuit, nous allons nous asseoir devant un petit café sur la grande place de Beyrouth : de nombreux oisifs, gens du peuple, moukres, chameliers, marchands, attendent comme des statues, le narghilé tout chargé à la main, le coucher du soleil. Nous sommes en ramazan, le carême mahométan, et la loi sévère du prophète défend toute nourriture ainsi que la fumée du tabac avant la fin du jour. Le musulman observe rigoureusement ces prescriptions : tous les Orientaux, à quelque religion qu’ils appartiennent, sont les fidèles gardiens des pratiques extérieures et matérielles. Dès que le coup de canon libérateur a retenti, les pauvres croyans aspirent voluptueusement une bouffée de tombéki ; même après ce jeûne de quatorze heures, le besoin de tabac est plus fort chez eux que celui de nourriture.

Tandis que nous quittions le café au milieu d’un nuage de fumée digne des dieux d’Homère, un bon coche jaune, comme ceux de notre enfance, avec un conducteur qui sonnait de la trompe, déboucha sur la place : c’était la diligence de Damas, dont l’arrivée est l’événement quotidien de Beyrouth. Grâce à l’industrie de quelques Français, une excellente route, la meilleure de l’empire sans contredit, relie les deux grands centres de la Syrie, et de confortables diligences font en quatorze heures le trajet de Beyrouth à Damas. Il est piquant de retrouver aux portes du désert les traditions perdues de Laffite et Caillard.