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nous a préparé, et nous faisons honneur à son dîner en riant de bon cœur de ce luxe inattendu et de la chute de nos illusions sur la vie arabe ; mais bientôt, par un amer et naturel retour, notre nouvelle demeure nous rappelle une autre tente, frêle et glacial abri durant les nuits pluvieuses des Vosges, faite non plus pour les joies du voyage, mais pour les souffrances, les périls, les lourdes angoisses, et qu’avait trop tôt cessé d’habiter l’espérance.

Je sors après dîner et vais m’asseoir au clair de lune sur la plage, dans l’ancien port de la ville phénicienne. Voilà donc la divine Byblos, le sanctuaire mystérieux de l’ancien monde, où l’une des aînées des races humaines, sœur de celles d’Égypte et d’Assyrie, a incarné l’idée religieuse sous cette forme naturaliste dont s’est contentée d’abord l’enfance des peuples. Il est malaisé à la conscience moderne, raffinée et spiritualisée par le labeur incessant des âges, développée et purifiée par des transformations séculaires, de juger équitablement les conceptions de ces époques reculées. Il semble qu’à force d’avoir vécu, chez l’espèce comme chez l’individu, l’âme ait usé son enveloppe et s’en soit quelque peu dégagée ; elle était autrement emprisonnée dans ses robustes liens de chair parmi ces hommes primitifs. Jetés, dans la jeunesse du monde, sur une terre brûlée de soleil, ivre, comme une adolescente, de ses sèves nouvelles et denses forces premières, éblouis et écrasés par la vie universelle qui tourbillonnait en eux et autour d’eux, doués d’organisations violentes, exempts de nos défaillances et de nos atténuations physiques comme de nos raffinemens de pensée, ces hommes obéissaient avec une pieuse ferveur à tous les appels de la nature, à tous les râles de la matière. Sans doute sous ces mystères, mal connus de nous, par lesquels ils attestaient les puissances élémentaires, se cachaient, du moins pour les meilleurs, des réminiscences ou des divinations d’un idéal supérieur ; mais la masse adorait simplement les manifestations des phénomènes cosmiques et les forces créatrices immédiates. Sait-on bien que sur cette terre de Chanaan, toute vieille et désolée que l’aient faite le refroidissement des siècles et les fureurs des hommes, la nature ambiante vous trouble d’une étreinte autrement puissante que dans nos climats tempérés ! Voici que dans cette nuit aux ombres légères, sur cette grève embrasée qui implore la caresse attiédie des flots, ma pensée évoque tout naturellement ce passé lointain sur la scène qui n’a pas changé. C’est l’heure des mystères et de la prière due aux déesses nocturnes : — la vierge lunaire, dont la calme majesté s’irradie devant moi sur les flots, qui parcourt lentement ses domaines de Tyr à Batroun et s’arrête amoureusement sur Gébal, — Astarté, la sombre déesse des puissances hostiles et immaîtrisées, la mort, les ténèbres, la mer, — Aschera, la vie communiquée, la volupté souveraine, qui cherche