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hachée, trapues, bossuées, lépreuses, perdues dans un labyrinthe de ruelles infectes, se pressant autour de mosquées aux trois quarts ruinées, — de grands bazars, c’est-à-dire des échoppes de bois vermoulu le long d’allées couvertes en planches, où quelques joyaux de prix et quelques tissus précieux se cachent au milieu de loques sordides derrière une avalanche de cotonnades et d’indiennes, — une population nombreuse et bruyante, mais grossière, malpropre, moins variée de types et de costumes que celle de Stamboul, — absence complète de vie sociale, de lieux de réunion, existence matérielle difficile, — voilà pour l’Européen Damas, le paradis où, selon la légende musulmane, Mahomet n’a pas voulu entrer de peur de se voir refuser la porte de l’autre.

Est-ce à dire que les hyperboles arabes qui ont préparé à notre crédulité cette rude déception ne soient qu’un amas de faussetés ? En aucune façon. Le point de vue de l’Arabe est vrai pour lui, puisqu’il répond à sa mesure ; il est faux pour nous, si nous le jugeons avec la nôtre. Pour le marchand de Bagdad, le pèlerin de La Mecque, le chamelier du Nedjed, qui ont parcouru durant de longs mois l’affreuse solitude du désert, subi les privations et les souffrances, rêvé l’ombre d’un arbuste et imploré la volupté d’un verre d’eau, pour la moitié des Asiatiques, dont l’incurie a fait de la terre une marâtre hostile, l’apparition soudaine de cette grande ville, de cette luxuriante verdure, de l’eau surtout, de l’eau, cette nécessité première et cette préoccupation suprême de l’Oriental, distribuée ici avec une folle profusion, la réalisation du mirage dont le soleil les a leurrés tant de fois, semblent une vision de l’Éden et justifient l’enthousiasme. Pour des gens habitués au plus absolu dénûment, dont tout l’horizon de désirs se borne à la satisfaction facile des exigences les plus élémentaires, aux consolations spirituelles de la mosquée, aux raffinemens d’une vie passée à l’ombre, au bord de l’eau, entre une tasse de café noir et un narghilé, les bazars de Damas, abondamment fournis de viandes, d’armes, d’étoffes, de tabac, les tékés (couvens) de derviches et les cours des grande mosquées, les intérieurs voluptueux des maisons, représentent à peu de frais le dernier mot du bien-être. Comment en serait-il de même pour nous autres Européens, à qui une nature clémente, sollicitée par un labeur séculaire, a prodigué toutes ses richesses, et qu’une civilisation avancée a initiés à toutes ses délicatesses ? Chacune de nos grandes cités a une banlieue de jardins et de forêts et se mire dans une rivière que Damas pourrait envier, nos plus petites villes de province réunissent plus de ressources, de confort intelligent et d’élégance extérieure que la reine du désert. Comment ce qui est richesse, luxe et superflu pour l’Arabe ne nous paraîtrait-il pas