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vertu si peu goûtée des ouvriers. Un fonds commun avait été réuni, qui peu à peu s’était élevé à un chiffre considérable, et qui était destiné à doubler toute somme, quelle qu’elle fût, que chaque ouvrier aurait versée à la caisse d’épargne. Quoi de plus tentant, et qui n’eût cru à un effort sérieux de la part de ceux à qui on offrait ainsi, au prix d’une petite abstinence, un bénéfice assuré ? La combinaison échoua pourtant ; quelques hommes, plus rangés que les autres, profitèrent seuls de l’avantage qu’on leur avait offert ; le gros des ouvriers continua de dissiper ses salaires, les uns au jeu, les autres au cabaret. Bon gré, mal gré, il fallut renoncer à cette amorce, qui, à un moment donné, avait représenté jusqu’à la totalité des salaires qui sortaient des caisses des fabricans réunis, et qui y rentrèrent forcément au jour de la liquidation de l’Association pour l’encouragement à l’épargne. A l’essai, le moyen s’était trouvé impuissant ; il fallait chercher autre chose.

Ce fut alors et comme revanche à cet échec que M. Jean Dollfus, de la maison Dollfus Mieg et Cie, imagina le plan qui a donné à la ville de Mulhouse les proportions qu’elle a prises depuis, et aux ouvriers l’obligation de devenir économes malgré eux. Il fit ce calcul, que le meilleur encouragement à l’épargne était de la rattacher au souhait le plus ardent que puisse nourrir un homme et surtout un homme du peuple, — d’avoir un chez-soi, un logis qui lui appartienne. Il suffirait, pour comprendre la violence de ce désir, d’étudier l’ascendant qu’il exerce sur les gens de la campagne et les sacrifices auxquels ils se soumettent pour le satisfaire. Comment douter qu’il n’en fût autant pour les habitans d’une ville, et que l’idée d’avoir en propre et pour soi seulement une maison entière et un petit jardin attenant ne fit des miracles sur les volontés les plus rétives et les habitudes de dissipation les plus enracinées ? Une fois bien convaincu de ce fait, M. Jean Dollfus se mit à l’œuvre et encadra sa combinaison dans le programme le plus simple qu’il fût possible d’imaginer, à l’aide de fonds empruntés aux banquiers de Bâle, il allait bâtir une centaine de maisons qu’il vendrait au prix coûtant à ceux d’entre les ouvriers qui voudraient en faire l’acquisition. Une fois achevées, ils pourraient entrer en jouissance sur-le-champ, moyennant une première avance de 200 francs, environ le prix d’un loyer, et pourraient, ce paiement fait, s’en considérer comme les propriétaires, Pour le reste, les paiemens successifs étaient échelonnés dans une série d’annuités, si bien qu’au bout de dix-huit à vingt ans la maison devenait libre et l’acquéreur dégagé. L’idée était élémentaire ; c’était clair pour les cerveaux les plus obtus, la perspective d’un irrésistible attrait ; l’encouragement à l’épargne était décidément trouvé. Le succès fut prodigieux ; les deux cents premières maisons furent littéralement enlevées, et