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une jeune fille accomplie, si charmante et si belle que l’épouse de Jadmon la fit vendre à un certain Xanthos. Amenée en Égypte, à Naucratis, ville de commerce et de plaisir, Rhodope rapporta de grosses sommes à Xanthos. Gracieuse entre les plus gracieuses prêtresses de la bonne déesse Aphrodite, Rhodope acquit un grand renom dans toute la Grèce, si bien qu’un frère de Sappho, la molle Lesbienne, racheta la courtisane pour un monceau d’or. Charaxos fut raillé par sa sœur en prose et en vers, mais il devint célèbre. Le roi d’Égypte, le pharaon Hophra, qui avait vu, dit-on, la pantoufle de la courtisane, fit venir Rhodope à Memphis, et cette sœur de Cendrillon faillit être vendue encore une fois ! Le Lesbien l’aimait, il finit par l’épouser ; il rentrait avec elle dans sa patrie lorsqu’il mourut à Mitylène. Rhodope revint à Naucratis, où elle fut accueillie comme une divinité. Sous le long règne d’Amasis, qui avait renversé Hophra, la maison de Rhodope fut pour les Grecs d’Égypte une sorte d’Hellénion.

Phanès et son compagnon pénètrent dans cette maison de style grec, aux murailles peintes d’un brun-rouge, sur lesquelles ressortent de blanches statues en marbre de Chios. Le Spartiate foule les lourds et moelleux tapis de Sardes et de Babylone. Ce jour-là, il y avait foule chez Rhodope. Un Phénicien de Tyr, vêtu de pourpre, s’entretenait avec un fils d’Israël aux noirs cheveux crépus, qui venait acheter des chevaux et des chars d’Égypte pour Zeroubabel, roi de Juda. Trois Grecs d’Asie-Mineure, drapés dans les plis fins et nombreux de leurs vêtemens de Milet, causaient avec Phryxos, envoyé de Delphes afin de recueillir quelque argent pour reconstruire l’antique sanctuaire d’Apollon. Il y avait encore là un riche armateur, Théopompos, établi à Naucratis, deux Hellènes venus de Samos, le sculpteur Theodoros et le poète Ibykos, apportant au pharaon des présens de leur maître Polycrate, et enfin un opulent bourgeois de Sybaris, à la mine fleurie et sensuelle, qui de son embonpoint remplissait un siège à deux places et jouait négligemment avec une chaîne d’or dont les anneaux bruissaient sur sa longue robe jaune.

Rhodope offre un festin à ses hôtes. Bien que vieille et grand’mère (sa petite-fille, Sappho, dort à quelques pas d’elle), ses yeux brillent, sa taille est encore haute et droite, et ses longs cheveux gris se pressent et ruissellent comme la vague écumante autour de son grand front, éclairé des feux d’un diadème. La courtisane était devenue une grave matrone, éloquente, spirituelle et philosophe. Phanès, le chef des mercenaires hellènes à la solde du pharaon, venait lui dire adieu : il fuyait, car il avait commis un sacrilège, — égorgé quelques chats, — et c’est à peine si le roi avait pu le