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par l’eau accumulée entre les pierres disjointes : nous avons franchi un peu avant un pont antique et les fossés de la citadelle, dont il ne reste que des substructions de beaux blocs taillés en bossage ; les Romains, ces maçons acharnés, ont passé par là. Durant cette impulsion éphémère de luxe et d’élégance italique qu’Hérode et ses fils imprimèrent à l’immobile Judée, Philippe, tétrarque d’Iturée, bâtit à Césarée des temples, des théâtres et des cirques, à l’heure où tout cela allait mourir ; mais que sont ici les souvenirs classiques ? Cette terre est la première pour nous où se soient posés les pieds de celui qui venait annoncer la bonne nouvelle ; voilà à quoi nous songeons, tout émus, sous notre tente, en écoutant les chacals aboyer lugubrement dans la montagne.

Je suis sorti un instant pour inspecter notre campement ; il présente ce soir un tableau bien pittoresque. Les tentes ont été dressées sur un tertre au bord du torrent, sous de hauts et sombres oliviers ; les deux grandes formes blanches se détachent fantastiquement dans l’ombre. Quand une lumière s’éveille dans l’une d’elles, une lueur pâle filtre doucement à travers la cloison et fait penser aux beaux vers d’Alfred de Vigny :

L’œuf d’autruche allumé veille paisiblement,
Des voyageurs voilés intérieure étoile,
Et jette longuement deux ombres sur la toile.


Dans les premiers arbres, des silhouettes noires et immobiles s’appuient sur de longs fusils : ce sont des sentinelles druses que le cheik nous a envoyées pour veiller cette nuit ; la contrée commence à être moins sûre, les Bédouins pillards sont à craindre. Une clairière au centre des oliviers laisse voir le ciel constellé de clartés : c’est novembre, le mois des étoiles filantes ; sous ces climats ardens, des myriades de bolides se croisent sans interruption dans l’espace et font ruisseler sur nous une pluie d’étincelles d’or qui s’éteignent à l’aube comme les lumières d’un temple après la fête.

Ce matin, avant de quitter Banias, nous avons fait l’ascension du château qui domine le village et que les Arabes appellent Kalat-es-Sobaïbeh. Bâtie, ruinée, rebâtie et augmentée tour à tour par les templiers et les Sarrasins, la citadelle de Banias est peut-être une des plus fortes, des mieux conservées et des plus intéressantes de toutes celles dont les croisades avaient couronné les montagnes de Palestine. Il faut une heure et demie pour gravir des pieds et des mains le rude sentier qui mène au nid d’aigle abandonné. Plus d’une fois nous hésitons à la peine, et nous nous prenons à rougir de notre mollesse en pensant que les croisés, des hommes de langue franque et de cœur chrétien, ont enlevé d’assaut à plusieurs reprises ces